Je dédie ce dernier épisode aux trois lectrices "affirmées" du "Pigeonnier" : A., B. et O.
Qu'elles soient ici chaleureusement remerciées.
Je salue les inconnu(e)s du hasard qui ont peut-être parcouru ces lignes.
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Elle avait lu quelques pages lorsqu'elle sentit une présence devant elle. L'homme debout souriait. Un sourire qui voulait dire : "C'est vous, je vous reconnais." Elle posa son ouvrage, rendit le sourire invitant à prendre place. Il s'assit. Son physique lui permettait de sortir, car Betty s'attendait à pire. Le visage était sympathique. Elle se surprit à n'accorder plus d'importance au reste, la couleur des yeux et des cheveux ; leur absence, les grammes fluctuant des joues et du ventre, et la répartition de la graisse et du muscle. En face d'elle, il y avait quelqu'un qui allait parler.
Il parla.
Un charme opérait. Il s'appelait Pierre. Rien en lui ne trahissait la subtile excitation provoquée par la mise en scène savante : le dessous de la ceinture escamoté sous la table. La suggestion était grisante. C'était un test ? Un jeu ? Qu'est-ce qu'on gagne ? Bien sûr qu'elle les portait. C'était évident. Si elle ne les portait pas, ce ne serait pas de la déception, ce serait du sabotage. Mais il acceptait le caprice, l'art de donner sans avoir l'air de le faire, la découverte, la surprise sue, la trouvaille, le secret de Polichinelle, le cadeau commandé à Noël encore sous le papier. Mais non, il ne roulerait pas sous la table, comme un chien affamé qui renifle un os. Il savait se tenir. Il savait juguler ses penchants. Il ne se hasarda même pas à miser sur la couleur, si le bout était rond, carré, pointu ; si le talon était plat, biseauté ou à aiguille... C'était bien assez qu'elle fût là, jolie femme fraîche pour l'insolite, pas malsaine, ouverte à tout. Elle était autre chose qu'une paire de cuissardes.
Qui des deux était le plus fort ? Elle, avec sa soi-disant face cachée ? Lui, avec des déductions ? Assurément tous les deux étaient fortiches.
L'un et autre ne se bornaient pas à plaire et être plue que sous une seule apparence.
Pierre commanda deux cafés.
Ils parlèrent longtemps. Pierre régla les consommations. Quand Betty se déplia enfin et quitta la table, elle offrit à son spectateur la récompense suprême : les longues cuissardes noires-jais brillaient d'un vif éclat et ne lui donnaient pas mauvais genre. Elles lui conféraient même un port princier ; le cuir, au cou de pied, se fronçait joliment, et le talon ni trop haut ni trop bas ne disait rien de l'importance que d'aucuns accordent aux bottes. Tout en haut, la tige finissait d'enserrer les cuisses, comme un anneau de Saturne.
En fait, ce n'était pas Betty qui portait les cuissardes ; c'étaient les cuissardes qui portaient Betty.
Sans conteste, Betty désirait cet homme providentiel. Elle voulait le chevaucher et jamais ses bottes ne la démangèrent à ce point. Elle proposa de poursuivre les roucoulades au Pigeonnier.
Lorsqu'ils y furent, ils grimpèrent dans l'alcôve. Quelque chose était différent. Bien sûr, comme alibi, elle garda ses bottes. Pierre les caressa, puis, dépassant la frontière, aborda le sol d'un île nouvelle.
Les rencontres de Betty et de Pierre se firent plus assidues sous le toit du Pigeonnier. Ils se découvrirent des centres d'intérêt communs comme la littérature ou la nature. Ils se découvrirent atteint du même mal cruel et insidieux : le trouble obsessionnel compulsif.
Il y eut des bottes. Des montagnes de bottes.
Betty écrivait : "Aujourd'hui, Pierre m'a fait livrer six paires de bottes cuissardes. Il est vraiment fou. Qu'est-ce-que je vais faire de tout ça ? Les mettre ou les porter ? Non, ce n'est pas pareil. J'ai des bottes que je mets mais qui ne marchent plus du tout. Elles se sont arrêtées. Impossible de les remonter. Ces mécaniques sont capricieuses. Je reçois de plus en plus de lettres de femmes qui me demandent des conseils quand au choix de leurs bottes. Certaines ont les mollets plus grands que leurs yeux, et leurs jambes plus courte que leur vue. Quand elles essaient des modèles dans la boutique, elles n'ont cure du vertige inaugural, puis s'étonnent que leur démarche est disgâcieuse. Elles ne sont pas faites pour porter ça.
Parmi la livraison, j'ai choisi une paire de "noires" à talon aiguille. La cambrure est bonne. Je prends mon pied. Tant qu'il y aura des étoiles sous la voûte plantaire, je marcherai le coeur heureux, la tête libre.
Ce soir, il pleut sur le toit du Pigeonnier et Pierre vient me rejoindre dans l'alcôve. Il porte un bouquet de bottes à la main... Nous descendons dans le jardin secret.
J'ai fait pivoter ma vie autour des bottes. Je m'y suis vissée dedans. Mais je laisse maintenant les chiens sans laisse ; je laisse le dressage aux clubs canins.
J'ai mon toutou à moi, mon nounours. Il me donne beaucoup d'amour.
Aujourd'hui, dans cette librairie où je décicace mon livre, je mesure le chemin parcouru. A pied le plus souvent. Et chaussée de bonnes bottes."
FIN
Raoul Jefe