21 juin 2007
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17:10
A Rosa
avec mon souvenir ému.
450 disques de Brel sous mon lit.
1988. Brel a dix ans de tombeau. Pour "marquer le coup", la Fondation lance, avec le soutien des grands magasins Prisunic, une opération de récoltes de fonds au bénéfice de la recherche contre le cancer. Elle fait presser un disque, 33 tours, gravé sur une seule face, hors commerce, collector dirait-on aujourd'hui. Il est remis aux - toujours généreux - donateurs, contre la somme minimum de 70 francs, c'est-à-dire environ 10 de nos euros actuels. La diffusion se fait via le réseau de magasins Prisunic, qui met à la disposition de la Fondation un espace et un stand. Des bonnes âmes généreuses et bénévoles sont sollicitées pour animer ces points de rencontre. J'en suis.
Lorsque l'opération touche à sa fin, 450 disques n'ont pas été écoulés. On me demande de les récupérer et de les ramener chez moi, en attendant de les rapatrier à Bruxelles.
Ils trouvent place dans ma chambre, sous le lit. Le temps passe. Ma mère fulmine : "Et ces disques, qu'est-ce que tu comptes en faire ? Ils m'empêchent de passer la serpillère..."
Un beau jour, je flâne dans les allées d'un hangar à tout faire de province, où se tient une "bourse toutes collections." Sur les tréteaux d'un disquaire, dans ces bacs de plastique récipients de nostalgies, j'actionne de l'index des pochettes de galettes de vinyle et je tombe sur un exemplaire du disque anti-cancéreux. Je lance au vendeur un impudique : "C'est combien ?" Il me répond : "150 francs", et s'empresse de rajouter, pour justifier la cherté du produit : "Celui-là, il est très rare. Vous ne le trouverez pas partout !" Je n'ai rien dit. J'ai reposé le microsillon. Je n'ai pas parlé de la serpillère de ma mère...
450 X 150 = 67 500
Je suis détenteur de 67 500 francs de droits d'auteur de Jacques Brel, coupés en rondelles sous mon lit. J'ai toujours été effrayé par l'argent que je n'ai jamais eu, et plus encore par celui que je pourrai avoir. J'ai de l'argent de côté, mais pas du bon côté... Pour moi, les disques de Brel sont plus une bombe qui va exploser entre mes mains qu'une entrave à faire le ménage... La petite musique de chambre me dicte d'appeler la Fondation. Rosa, la si fidèle, la si discrète Rosa, qui sait tout des Brel sans jamais rien en dire, tempère mes craintes.
Un ami sûr de la Fondation, vivant dans le Sud de la France, se propose de venir récupérer "la came, le matos, le magot" et de me rendre la liberté d'être seulement riche de mes rêves. S'il l'a vu, de là-haut ou d'en bas, Brel, que j'ai très bien connu, a dû être fier de moi. Lorsque cet ami sûr de la Fondation vient me délester du pactole, je suis absent. Ma mère, cartésienne, une serpillère à la main, lui fait signer un papier. "Je reconnais avoir reçu 450 disques..."
Je suis un peu furieux de cette décharge qu'elle lui impose. Je le suis moins de la belle lettre, offerte en photocopie, que Brel a adressé à l'ami sûr, en réponse à une autre :
"Atuona, le 12/1/78
Cher Monsieur,
Je vous remercie pour votre lettre et suis heureux de savoir que, de loin, j'ai pu quelquefois avoir la chance d'être pour vous comme un vieux frère.
Me voilà bien usé mais plus que jamais, je ne veux croire qu'aux hommes.
Sincérement.
J. Brel."
Le vin me fait chanter.
Les 12° du vin rosé m'élèvent 12 cm au dessus du sol. J'ai les jambes légères et du coton dans la tête. Dans la cuisine, ma mère finit de laver la vaisselle. Dans la salle à manger, mon père lit les annonces nécrologiques de "La Dépêche du Midi." Dans ma chambre, je mets un disque de Brel et, face au miroir, couvrant sa voix, je gesticule en chantant...
Le lendemain matin, je suis enfoncé de 12 cm.
(A suivre...)
Joël Fauré
------
Brèves :
FONDS DE CALLE
Fin juin, la ligne B du métro toulousain dessinera une croix de Saint-André sur la bonne ville rose, ce qui ne veut absolument pas dire qu'elle sera rayée de la carte, bien au contraire.
Ce n'est pas parce qu'elle a bien failli l'être par AZF qu'elle veut s'amuser à recommencer. Elle prétend même au titre de ville-phare pour la culture à l'horizon 2013.
435 000 habitants au dernier relevé de compteur, sans compter la petite et la grande couronne, 3 300 habitants au km² (Source : Wikipédia), ça en fait des "feux" comme on disait autrefois quand on voulait compter les gens, et des âmes esseulées.
Mon quotidien régional préféré m'apprend que le "un pour cent culturel" de la station "Jeanne d'Arc" a été confié à Sophie Calle. Quand on connaît la dame, et qu'on l'aime, on ne peut que se réjouir. Et être pratiquement sûr que mièvrerie il n'y aura pas.
L'artiste a imaginé une installation interactive composée d'écrans où défileront des messages du genre "Messages personnels" et "Transports amoureux" de "Libé."
Un site internet est d'ores et déjà ouvert pour recueillir les premières bouteilles à la mer.
www.transport-amoureux.vu
Ce jour, j'ai déposé le message suivant, qui a semble-t-il été validé par le Dieu Internet :
"Au théâtre "Carpe Diem" - à moins que ce ne soit dans cette rame -, je vous ai vue, glissée dans de hautes bottes de cuir noir. Je dois être fétichiste. Je suis devenu aussi fou que Maupassant. Il faut absolument que je vous retrouve, sinon, j'en mourrais peut-être. Si vous vous reconnaissez, et même si vous ne vous reconnaissez pas :..." Suivait mon adresse électronique.
La ligne B "ouvre" le 30 juin. Vous croyez qu'à cette époque j'ai quelque chance de retrouver "la fille aux hautes bottes" ?
ARG EN CONTANT
J'ai eu un frisson d'émotion dans le creux des reins à la lecture du "Figaro littéraire" de ce jour. Alain Robbe-Grillet, le châtelain Normand, l'homme à l'habit bientôt vert, un de ceux à qui je fais toute ma place ici, avec son épouse Jeanne de Berg, va publier fin septembre (d'ici là, j'aurais retrouvé "la fille aux hautes bottes") un texte érotique. "Un roman sentimental" paraîtra chez Fayard. Pour appâter les êtres de chair et de papier que nous sommes, le "Figaro" écrit en italique et entre guillemets que le livre sera d'"un érotisme torride" et évoquera "les manifestations du réveil de l'irrépressible plaisir..."
L'art de décaler les sons
Comme c'est curieux. Ces jours derniers, je ne sais pourquoi, j'ai pensé très fort à Raymond Devos, avec le triste constat que cet orfèvre des mots me paraîssait un peu vite oublié.
Et puis je viens d'avoir un sursaut de plaisir, en lisant aujourd'hui, sous la plume d'Alain Decaux (toujours dans le "Figaro", on ne pourra pas m'accuser de rouler pour "Libé".) :
Raymond Devos : l'esprit est toujours là...
Emotion d'abord :
"J'ai vu Raymond Devos sur son lit de mort, dans sa maison de Saint-Rémy-lès-Chevreuse. Les pompes funèbres l'avaient maquillé : il ne se ressemblait pas. Malgré ma peine, je me suis dit que, sur ce thème, il aurait sur le champ fait du Devos."
Plaisir cérébral et zygomatique ensuite :
"- Avez-vous le journal d'hier ?
- Ah non ! Mais je peux vous le donner demain.
- Comment cela ?
- Parce que j'ai celui d'aujourd'hui.
- Et alors ?
- Si je vous le donne demain, il sera d'hier."
Envie de courir dans une librairie enfin, après avoir savouré la contrepèterie :
"Revons de mots"
de Raymond Devos.
Le Cherche Midi, 304 p., 17 €
avec mon souvenir ému.
450 disques de Brel sous mon lit.
1988. Brel a dix ans de tombeau. Pour "marquer le coup", la Fondation lance, avec le soutien des grands magasins Prisunic, une opération de récoltes de fonds au bénéfice de la recherche contre le cancer. Elle fait presser un disque, 33 tours, gravé sur une seule face, hors commerce, collector dirait-on aujourd'hui. Il est remis aux - toujours généreux - donateurs, contre la somme minimum de 70 francs, c'est-à-dire environ 10 de nos euros actuels. La diffusion se fait via le réseau de magasins Prisunic, qui met à la disposition de la Fondation un espace et un stand. Des bonnes âmes généreuses et bénévoles sont sollicitées pour animer ces points de rencontre. J'en suis.
Lorsque l'opération touche à sa fin, 450 disques n'ont pas été écoulés. On me demande de les récupérer et de les ramener chez moi, en attendant de les rapatrier à Bruxelles.
Ils trouvent place dans ma chambre, sous le lit. Le temps passe. Ma mère fulmine : "Et ces disques, qu'est-ce que tu comptes en faire ? Ils m'empêchent de passer la serpillère..."
Un beau jour, je flâne dans les allées d'un hangar à tout faire de province, où se tient une "bourse toutes collections." Sur les tréteaux d'un disquaire, dans ces bacs de plastique récipients de nostalgies, j'actionne de l'index des pochettes de galettes de vinyle et je tombe sur un exemplaire du disque anti-cancéreux. Je lance au vendeur un impudique : "C'est combien ?" Il me répond : "150 francs", et s'empresse de rajouter, pour justifier la cherté du produit : "Celui-là, il est très rare. Vous ne le trouverez pas partout !" Je n'ai rien dit. J'ai reposé le microsillon. Je n'ai pas parlé de la serpillère de ma mère...
450 X 150 = 67 500
Je suis détenteur de 67 500 francs de droits d'auteur de Jacques Brel, coupés en rondelles sous mon lit. J'ai toujours été effrayé par l'argent que je n'ai jamais eu, et plus encore par celui que je pourrai avoir. J'ai de l'argent de côté, mais pas du bon côté... Pour moi, les disques de Brel sont plus une bombe qui va exploser entre mes mains qu'une entrave à faire le ménage... La petite musique de chambre me dicte d'appeler la Fondation. Rosa, la si fidèle, la si discrète Rosa, qui sait tout des Brel sans jamais rien en dire, tempère mes craintes.
Un ami sûr de la Fondation, vivant dans le Sud de la France, se propose de venir récupérer "la came, le matos, le magot" et de me rendre la liberté d'être seulement riche de mes rêves. S'il l'a vu, de là-haut ou d'en bas, Brel, que j'ai très bien connu, a dû être fier de moi. Lorsque cet ami sûr de la Fondation vient me délester du pactole, je suis absent. Ma mère, cartésienne, une serpillère à la main, lui fait signer un papier. "Je reconnais avoir reçu 450 disques..."
Je suis un peu furieux de cette décharge qu'elle lui impose. Je le suis moins de la belle lettre, offerte en photocopie, que Brel a adressé à l'ami sûr, en réponse à une autre :
"Atuona, le 12/1/78
Cher Monsieur,
Je vous remercie pour votre lettre et suis heureux de savoir que, de loin, j'ai pu quelquefois avoir la chance d'être pour vous comme un vieux frère.
Me voilà bien usé mais plus que jamais, je ne veux croire qu'aux hommes.
Sincérement.
J. Brel."
Le vin me fait chanter.
Les 12° du vin rosé m'élèvent 12 cm au dessus du sol. J'ai les jambes légères et du coton dans la tête. Dans la cuisine, ma mère finit de laver la vaisselle. Dans la salle à manger, mon père lit les annonces nécrologiques de "La Dépêche du Midi." Dans ma chambre, je mets un disque de Brel et, face au miroir, couvrant sa voix, je gesticule en chantant...
Le lendemain matin, je suis enfoncé de 12 cm.
(A suivre...)
Joël Fauré
------
Brèves :
FONDS DE CALLE
Fin juin, la ligne B du métro toulousain dessinera une croix de Saint-André sur la bonne ville rose, ce qui ne veut absolument pas dire qu'elle sera rayée de la carte, bien au contraire.
Ce n'est pas parce qu'elle a bien failli l'être par AZF qu'elle veut s'amuser à recommencer. Elle prétend même au titre de ville-phare pour la culture à l'horizon 2013.
435 000 habitants au dernier relevé de compteur, sans compter la petite et la grande couronne, 3 300 habitants au km² (Source : Wikipédia), ça en fait des "feux" comme on disait autrefois quand on voulait compter les gens, et des âmes esseulées.
Mon quotidien régional préféré m'apprend que le "un pour cent culturel" de la station "Jeanne d'Arc" a été confié à Sophie Calle. Quand on connaît la dame, et qu'on l'aime, on ne peut que se réjouir. Et être pratiquement sûr que mièvrerie il n'y aura pas.
L'artiste a imaginé une installation interactive composée d'écrans où défileront des messages du genre "Messages personnels" et "Transports amoureux" de "Libé."
Un site internet est d'ores et déjà ouvert pour recueillir les premières bouteilles à la mer.
www.transport-amoureux.vu
Ce jour, j'ai déposé le message suivant, qui a semble-t-il été validé par le Dieu Internet :
"Au théâtre "Carpe Diem" - à moins que ce ne soit dans cette rame -, je vous ai vue, glissée dans de hautes bottes de cuir noir. Je dois être fétichiste. Je suis devenu aussi fou que Maupassant. Il faut absolument que je vous retrouve, sinon, j'en mourrais peut-être. Si vous vous reconnaissez, et même si vous ne vous reconnaissez pas :..." Suivait mon adresse électronique.
La ligne B "ouvre" le 30 juin. Vous croyez qu'à cette époque j'ai quelque chance de retrouver "la fille aux hautes bottes" ?
ARG EN CONTANT
J'ai eu un frisson d'émotion dans le creux des reins à la lecture du "Figaro littéraire" de ce jour. Alain Robbe-Grillet, le châtelain Normand, l'homme à l'habit bientôt vert, un de ceux à qui je fais toute ma place ici, avec son épouse Jeanne de Berg, va publier fin septembre (d'ici là, j'aurais retrouvé "la fille aux hautes bottes") un texte érotique. "Un roman sentimental" paraîtra chez Fayard. Pour appâter les êtres de chair et de papier que nous sommes, le "Figaro" écrit en italique et entre guillemets que le livre sera d'"un érotisme torride" et évoquera "les manifestations du réveil de l'irrépressible plaisir..."
L'art de décaler les sons
Comme c'est curieux. Ces jours derniers, je ne sais pourquoi, j'ai pensé très fort à Raymond Devos, avec le triste constat que cet orfèvre des mots me paraîssait un peu vite oublié.
Et puis je viens d'avoir un sursaut de plaisir, en lisant aujourd'hui, sous la plume d'Alain Decaux (toujours dans le "Figaro", on ne pourra pas m'accuser de rouler pour "Libé".) :
Raymond Devos : l'esprit est toujours là...
Emotion d'abord :
"J'ai vu Raymond Devos sur son lit de mort, dans sa maison de Saint-Rémy-lès-Chevreuse. Les pompes funèbres l'avaient maquillé : il ne se ressemblait pas. Malgré ma peine, je me suis dit que, sur ce thème, il aurait sur le champ fait du Devos."
Plaisir cérébral et zygomatique ensuite :
"- Avez-vous le journal d'hier ?
- Ah non ! Mais je peux vous le donner demain.
- Comment cela ?
- Parce que j'ai celui d'aujourd'hui.
- Et alors ?
- Si je vous le donne demain, il sera d'hier."
Envie de courir dans une librairie enfin, après avoir savouré la contrepèterie :
"Revons de mots"
de Raymond Devos.
Le Cherche Midi, 304 p., 17 €