12 juillet 2007
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17:45
Phénomène d'usure.
On passe la moitié du temps à s'entretenir et l'autre moitié à se détruire. Avant d'entrer en scène, Jacques Brel cire impeccablement ses chaussures. C'est pour mieux mordre la poussière. Quand il a terminé son tour de chant, il a marché dans l'urine du port d'Amsterdam, s'est emboué dans des chemins de pluie, a usé ses semelles à faire les cent pas pour attendre une femme qui ne viendra pas...
Et tout reste à recommencer...
Un mémorable repas avec Jacques Brel, Emile Verhaeren, Jérôme Bosch chez la famille Bruegel.
C'est Bruegel l'Ancien qui était en bout de table. Savez-vous qu'aux deux bouts de la table, une légende dit qu'on plaçait un évèque et un andouille. Moi, j'étais à l'autre bout. Ce n'était ni un dîner de têtes, ni un dîner de cons. Avaient donc pris place pour rompre la mie les deux fils Bruegel, Emile Verhaeren, Jérôme Bosch, Jacques Brel et moi. René Magritte, Paul Nougé et Caroline Lamarche nous rejoignirent pour le dessert.
A celles et ceux qui ne me croieraient pas, je les taxerais d'ignorer le surréalisme Belge. Bruegel l'Ancien nous parla du tableau qu'il achevait de peindre : un couple de paysans dodus, lors d'une fête de village, couraient danser... Je voyais Brel très intéressé. Je le soupçonne de s'être inspiré de la scène pour écrire "Les Flamandes". Emile Verhaeren nous fit l'honneur de lire ce poème :
"Il neige blanc sur l'Escaut Jaune,
Tout est déteint, brouillé, fondu
Et par les bois et les chemins perdus
Les mendiants n'arrivent plus chercher l'aumône.
L'âpre et mordant hiver
Enserre les hameaux.
Les vieux, autour des feux,
Se racontent leurs maux
A gestes lents et péremptoires.
On jette un charbon rare
Au ventre des fourneaux
Tandis que les enfants
Font claquer leurs sabots
Violemment, aux carrefours, sur les glissoires.
Et le mur est humide, et le sable est mouillé
Qui festonne les pieds de l'armoire en noyer
Où le pain dort, non loin du beurre.
Et le jardin précis de houx et de palmiers
Qu'inscrivit sur la vitre un givre régulier
Dans son châssis de bois se dissout d'heure en heure.
La tour d'église au coeur du bourg ne se voit pas
Si drus sont les flocons qui s'égrennent par tas.
Tuiles rouges et vernissées, et vous, pignons,
Vous vous cachez sous les frimas.
A peine un aboiement s'entend, torpide et las
Là-bas où le chien veille en sa niche glacée.
Dans sa cage d'osier, l'oiseau boude et se tait.
Près des fournils déserts grincent dans l'air muet
Les verrous durs d'une poterne.
Et pour l'heure du soir où la traite se fait
Parmi les bidons gras et les luisants baquets
La servante épand l'huile en de creuses lanternes.
Et la nuit tombe. Et se ferment les lourds volets.
Et le docteur tapi dans son cabriolet
Revient, au petit trot, du fond de la bruyère
Et l'on parle du mort lointain
Qu'il faudra bien porter en terre, demain
Dieu sait par quels chemins
Dans la fange compacte et la neige livide."
Du coin de l'oeil, je surveillais Brel qui écoutait religieusement. Je le soupçonne de s'être inspiré d'Emile pour écrire "Il neige sur Liège".
Bosch dit qu'il aimerait bien dessiner pour un quotidien, et Bruegel le jeune se complaisait à peindre des sols glacés et des paysages d'hiver où il faisait glaner des faiseurs de fagots...
(A suivre.)
Joël Fauré
----
Brèves:
J'aurais bien aimé connaître Emmanuel Berl.
Grâce à la plume de Philippe Lançon, dans le cahier "Livres" de "Libé" d'aujourd'hui, j'en sais un peu plus sur celui que j'avais effleuré, pour au moins deux raisons. D'abord, parce que, primesautier,je voyais en Berl l'anagramme de Brel, ce qui, il faut bien l'admettre, ne pouvait pas me conduire où je voulais vraiment, et ensuite par le "petit" livre paru chez Grasset dans la collection des "Cahiers Rouges", "Tant que vous penserez à moi." que j'avais feuilleté et acheté. Et lu. Ma mémoire me restituait bien des sonorités sans doute entendues à la télévision dans ma jeunesse, la voix fluette (si je ne me trompe) et intelligente (là, je ne me trompe pas) du compagnon de Mireille, du "Petit Conservatoire de la Chanson.", mais c'est tout. Dans "Tant que vous penserez à moi", Emmanuel Berl (1892 - 1976) s'entretient avec Jean d'Ormesson. Cet homme, injustement oublié, avait des saillies remarquables.
Issu d'un milieu bourgeois, il avait voulu le fuir.
En admiration devant le vainqueur de la bataille de Verdun, il avait écrit des discours pour Pétain.
Elève (et semble-t-il parent) de Marcel Proust, il en avait "bavé" devant ce "maître" qui lui reprochait d'être bête, mais bête... et qui un jour, lui jeta une pantoufle au visage !
Ce que j'avais retenu de lui aussi, c'est sa modestie, lorsque, répondant à Jean d'Ormesson, il avoua : "Ah ! J'ai beaucoup lu dans ma vie. La lecture a tenu une énorme place dans ma vie. D'abord parce que j'ai été souvent malade. Et ensuite parce que j'ai le goût de la lecture. Seulement l'ennui, c'est qu'on oublie ce qu'on a lu. De sorte qu'on a l'impression de n'avoir rien lu. C'est triste parce qu'on est dans une époque* où l'on ne peut suivre aucune chose. On est débordé. J'aimerais suivre un certain nombre de petites choses, en tous cas l'histoire, et puis la psychanalyse, et la génétique, et un peu l'ethnologie : il n'y a pas moyen !"
Deux ouvrages réhabilitent ce brillant esprit : Philippe Lançon, après avoir tancé "les logorrhées spontanéistes de l'internet" cite Bernard Franck : "Achetez Berl, munissez-vous d'un crayon et, comme dans votre jeunesse, soulignez dans son livre les "bonnes phrases". L'ennui, avec Berl, c'est qu'il ne reste pas de blancs."
D'Emmanuel Berl, je conseille "Sylvia".
* Printemps 1968
_
"Celui d'Alice."
J'ai reçu aujourd'hui dans ma boîte aux lettres "physique" une enveloppe toute rouge d'Alice. Or, je ne connais d'Alice que les paroles de la magnifique chanson de Pierre Perret : "Moi, mon seul complice, c'est celui d'Alice, c'est de la réglisse, du petit sucrin... Que la cicatrice si jolie d'Alice jamais ne guérisse mes amis sinon, dans ce monde triste de baiseurs centristes qui jouent en solistes je me sens si con." où il fait l'apologie du sexe féminin.
Mais alors, là : Alice ! Dans une enveloppe cardinalice.
Si ma mère était de ce monde, elle m'aurait demandé : "Qui est cette "Alice" qui t'écrit ?"
Troublé, angoissé même, j'ai réussi à ouvrir l'enveloppe ; il y avait sa photo, cheveux au vent comme je les aime, et j'ai lu : "A 24 € 95 par mois tout compris, Alice est vraiment unique ! Cher monsieur, Depuis qu'Alice est installée dans votre région, vous n'avez pas eu le temps de faire sa connaissance." Et non, c'est vrai... mais il faut dire que je suis un peu sauvage...
Et en poursuivant ma lecture, j'ai tout compris. Savez-vous qui est "Alice" ? Une entremetteuse ! une "adsl wi-fi box modem"...
Ouf ! Heureusement que ma bonne mère, qui n'aurait rien compris, a quitté ce monde de fous. J'aurais encore dû fournir des explications...
*
QUELQUES MOTS D'ELLE
"A propos de barres"
On se souvient qu'hier, Camille C. avait été effrayée par des barres mystérieuses.
J'ai tenu à la rassurer.
"Je ne regrette pas d'avoir terrassé cet objet mauvais qui a effrayé mon amphitryonne.
Je ne le voyais plus. Il s'était fondu dans le paysage comateux où venaient peindre, parfois, quelques faiseurs de croûtes.
Quand elle me fit part que ce vieux rossignol, dont j'avais moi-même oublié l'usage, lui enfonçait des clous dans sa chair et son esprit, mon sang ne fit qu'un quart de tour. Et je boutai l'intrus hors du nouveau pays de ma nouvelle géographie.
Des idées vinrent. Ainsi, ces faux-fers mal encloqués dans du plastique "vogue année soixante" avaient pu prendre le visage de monstres froids et sadiques ?
Il fallait séance tenante laver son linge sale en famille. Or, je n'en avais plus.
Et ce claudicant repoussoir n'était rien d'autre qu'un agrès pour slips kangourous trapézistes, où mon petit Arthur languisait péniblement.
Heureusement, Fripounette me saisit le fouet des mains, me cingla de propos caustiques et m'administra une potion magique.
Je redevins le colosse aux pieds d'argile, et la Petite Poucette chaussa ses jolies bottes de sept lieues."
JF
On passe la moitié du temps à s'entretenir et l'autre moitié à se détruire. Avant d'entrer en scène, Jacques Brel cire impeccablement ses chaussures. C'est pour mieux mordre la poussière. Quand il a terminé son tour de chant, il a marché dans l'urine du port d'Amsterdam, s'est emboué dans des chemins de pluie, a usé ses semelles à faire les cent pas pour attendre une femme qui ne viendra pas...
Et tout reste à recommencer...
Un mémorable repas avec Jacques Brel, Emile Verhaeren, Jérôme Bosch chez la famille Bruegel.
C'est Bruegel l'Ancien qui était en bout de table. Savez-vous qu'aux deux bouts de la table, une légende dit qu'on plaçait un évèque et un andouille. Moi, j'étais à l'autre bout. Ce n'était ni un dîner de têtes, ni un dîner de cons. Avaient donc pris place pour rompre la mie les deux fils Bruegel, Emile Verhaeren, Jérôme Bosch, Jacques Brel et moi. René Magritte, Paul Nougé et Caroline Lamarche nous rejoignirent pour le dessert.
A celles et ceux qui ne me croieraient pas, je les taxerais d'ignorer le surréalisme Belge. Bruegel l'Ancien nous parla du tableau qu'il achevait de peindre : un couple de paysans dodus, lors d'une fête de village, couraient danser... Je voyais Brel très intéressé. Je le soupçonne de s'être inspiré de la scène pour écrire "Les Flamandes". Emile Verhaeren nous fit l'honneur de lire ce poème :
"Il neige blanc sur l'Escaut Jaune,
Tout est déteint, brouillé, fondu
Et par les bois et les chemins perdus
Les mendiants n'arrivent plus chercher l'aumône.
L'âpre et mordant hiver
Enserre les hameaux.
Les vieux, autour des feux,
Se racontent leurs maux
A gestes lents et péremptoires.
On jette un charbon rare
Au ventre des fourneaux
Tandis que les enfants
Font claquer leurs sabots
Violemment, aux carrefours, sur les glissoires.
Et le mur est humide, et le sable est mouillé
Qui festonne les pieds de l'armoire en noyer
Où le pain dort, non loin du beurre.
Et le jardin précis de houx et de palmiers
Qu'inscrivit sur la vitre un givre régulier
Dans son châssis de bois se dissout d'heure en heure.
La tour d'église au coeur du bourg ne se voit pas
Si drus sont les flocons qui s'égrennent par tas.
Tuiles rouges et vernissées, et vous, pignons,
Vous vous cachez sous les frimas.
A peine un aboiement s'entend, torpide et las
Là-bas où le chien veille en sa niche glacée.
Dans sa cage d'osier, l'oiseau boude et se tait.
Près des fournils déserts grincent dans l'air muet
Les verrous durs d'une poterne.
Et pour l'heure du soir où la traite se fait
Parmi les bidons gras et les luisants baquets
La servante épand l'huile en de creuses lanternes.
Et la nuit tombe. Et se ferment les lourds volets.
Et le docteur tapi dans son cabriolet
Revient, au petit trot, du fond de la bruyère
Et l'on parle du mort lointain
Qu'il faudra bien porter en terre, demain
Dieu sait par quels chemins
Dans la fange compacte et la neige livide."
Du coin de l'oeil, je surveillais Brel qui écoutait religieusement. Je le soupçonne de s'être inspiré d'Emile pour écrire "Il neige sur Liège".
Bosch dit qu'il aimerait bien dessiner pour un quotidien, et Bruegel le jeune se complaisait à peindre des sols glacés et des paysages d'hiver où il faisait glaner des faiseurs de fagots...
(A suivre.)
Joël Fauré
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Brèves:
J'aurais bien aimé connaître Emmanuel Berl.
Grâce à la plume de Philippe Lançon, dans le cahier "Livres" de "Libé" d'aujourd'hui, j'en sais un peu plus sur celui que j'avais effleuré, pour au moins deux raisons. D'abord, parce que, primesautier,je voyais en Berl l'anagramme de Brel, ce qui, il faut bien l'admettre, ne pouvait pas me conduire où je voulais vraiment, et ensuite par le "petit" livre paru chez Grasset dans la collection des "Cahiers Rouges", "Tant que vous penserez à moi." que j'avais feuilleté et acheté. Et lu. Ma mémoire me restituait bien des sonorités sans doute entendues à la télévision dans ma jeunesse, la voix fluette (si je ne me trompe) et intelligente (là, je ne me trompe pas) du compagnon de Mireille, du "Petit Conservatoire de la Chanson.", mais c'est tout. Dans "Tant que vous penserez à moi", Emmanuel Berl (1892 - 1976) s'entretient avec Jean d'Ormesson. Cet homme, injustement oublié, avait des saillies remarquables.
Issu d'un milieu bourgeois, il avait voulu le fuir.
En admiration devant le vainqueur de la bataille de Verdun, il avait écrit des discours pour Pétain.
Elève (et semble-t-il parent) de Marcel Proust, il en avait "bavé" devant ce "maître" qui lui reprochait d'être bête, mais bête... et qui un jour, lui jeta une pantoufle au visage !
Ce que j'avais retenu de lui aussi, c'est sa modestie, lorsque, répondant à Jean d'Ormesson, il avoua : "Ah ! J'ai beaucoup lu dans ma vie. La lecture a tenu une énorme place dans ma vie. D'abord parce que j'ai été souvent malade. Et ensuite parce que j'ai le goût de la lecture. Seulement l'ennui, c'est qu'on oublie ce qu'on a lu. De sorte qu'on a l'impression de n'avoir rien lu. C'est triste parce qu'on est dans une époque* où l'on ne peut suivre aucune chose. On est débordé. J'aimerais suivre un certain nombre de petites choses, en tous cas l'histoire, et puis la psychanalyse, et la génétique, et un peu l'ethnologie : il n'y a pas moyen !"
Deux ouvrages réhabilitent ce brillant esprit : Philippe Lançon, après avoir tancé "les logorrhées spontanéistes de l'internet" cite Bernard Franck : "Achetez Berl, munissez-vous d'un crayon et, comme dans votre jeunesse, soulignez dans son livre les "bonnes phrases". L'ennui, avec Berl, c'est qu'il ne reste pas de blancs."
D'Emmanuel Berl, je conseille "Sylvia".
* Printemps 1968
_
"Celui d'Alice."
J'ai reçu aujourd'hui dans ma boîte aux lettres "physique" une enveloppe toute rouge d'Alice. Or, je ne connais d'Alice que les paroles de la magnifique chanson de Pierre Perret : "Moi, mon seul complice, c'est celui d'Alice, c'est de la réglisse, du petit sucrin... Que la cicatrice si jolie d'Alice jamais ne guérisse mes amis sinon, dans ce monde triste de baiseurs centristes qui jouent en solistes je me sens si con." où il fait l'apologie du sexe féminin.
Mais alors, là : Alice ! Dans une enveloppe cardinalice.
Si ma mère était de ce monde, elle m'aurait demandé : "Qui est cette "Alice" qui t'écrit ?"
Troublé, angoissé même, j'ai réussi à ouvrir l'enveloppe ; il y avait sa photo, cheveux au vent comme je les aime, et j'ai lu : "A 24 € 95 par mois tout compris, Alice est vraiment unique ! Cher monsieur, Depuis qu'Alice est installée dans votre région, vous n'avez pas eu le temps de faire sa connaissance." Et non, c'est vrai... mais il faut dire que je suis un peu sauvage...
Et en poursuivant ma lecture, j'ai tout compris. Savez-vous qui est "Alice" ? Une entremetteuse ! une "adsl wi-fi box modem"...
Ouf ! Heureusement que ma bonne mère, qui n'aurait rien compris, a quitté ce monde de fous. J'aurais encore dû fournir des explications...
*
QUELQUES MOTS D'ELLE
"A propos de barres"
On se souvient qu'hier, Camille C. avait été effrayée par des barres mystérieuses.
J'ai tenu à la rassurer.
"Je ne regrette pas d'avoir terrassé cet objet mauvais qui a effrayé mon amphitryonne.
Je ne le voyais plus. Il s'était fondu dans le paysage comateux où venaient peindre, parfois, quelques faiseurs de croûtes.
Quand elle me fit part que ce vieux rossignol, dont j'avais moi-même oublié l'usage, lui enfonçait des clous dans sa chair et son esprit, mon sang ne fit qu'un quart de tour. Et je boutai l'intrus hors du nouveau pays de ma nouvelle géographie.
Des idées vinrent. Ainsi, ces faux-fers mal encloqués dans du plastique "vogue année soixante" avaient pu prendre le visage de monstres froids et sadiques ?
Il fallait séance tenante laver son linge sale en famille. Or, je n'en avais plus.
Et ce claudicant repoussoir n'était rien d'autre qu'un agrès pour slips kangourous trapézistes, où mon petit Arthur languisait péniblement.
Heureusement, Fripounette me saisit le fouet des mains, me cingla de propos caustiques et m'administra une potion magique.
Je redevins le colosse aux pieds d'argile, et la Petite Poucette chaussa ses jolies bottes de sept lieues."
JF