"Deux dictées de Pivot et deux coups au Scrabble"
(Montage JF)
La dictée de Pivot.
Ma mère aurait pu être une femme de lettres. Son goût pour les mots n'a pas été "travaillé". Elle a fait
"agriculture" au lieu de "culture". Ma mère a peu lu, mais elle a terminé certains livres. Elle était adhérente de "France Loisirs". Chaque année à pareille époque, un homme nous
réunissait devant la petite lucarne, et nous l'écoutions religieusement. Cet homme, c'était Bernard Pivot qui se délectait de soumettre la France à la dictée. Maman et moi prenions plume et
papier, sous les grommellements de mon père, qui disait à propos de Pivot : "Je peux pas le voir, ce type." Je n'ai jamais su pourquoi.
Le 13 octobre 1990, l'élève Marthe Fauré et l'élève Joël Fauré, sur les chaises dures de la cuisine, font la dictée de Pivot.
Je livre pour la postérité des jeunes fautifs et fauteurs les deux versions mère/fils, fautes comprises bien entendu, du texte de la dictée.
La dictée de ma mère :
Les rues.
Asphaltées ou non, bordées d'Eucalyptus, d'accacias ou de thuyas, les rues quelles-quelles soient, de Rabat à Stockolm, ont toutes un air de famille.
Combien de touristes et de quidams y pullulent ! pour s'y retrouver, ils décryptent, avec forces difficultés, les panonceaux bleu marine porteurs de noms célèbres : Georges Sand, Georges
Clémenceau ou Théophile Gautier.
On n'y compte plus les dédales obscurs où se sont promenés des curieux cosmopolites, où se sont engouffrés des vents pénétrants, tel l'alizée ou l'aquilon.
Combien, ici, de liens d'amitié se sont noués, puis défaits ! Combien de mots câlins, choquants provocants y ont été sussurés, marmonnés ou lancés à la cantonnade ! Les rues sont un théâtre
permanent.
Des quartiers huppés aux places populacières, du levant au ponant, quels chiens, du setter au mastiff, n'ont pas hanté les rues ? Quels badauds ne se sont point délectés languissamment du charme
de ses enseignes à demi-effacées, de ses effourceaux délabrés et de ses échopes d'antan ? Dans certaines rues trônent des abbatiales aux pierres épofrées, et dans d'autres, que remarque-t-on ?
Des hauts-reliefs sur des frontons lézardés, des trompe-l'oeil à foison.
Ces voies ont des frères et des soeurs : les venelles, les ruelles, les cours, les mailles, et, en forêt, les laies. Des clochards s'y sont plû. Des noctambules s'y sont égarés des poètes s'en
sont inspirés, et d'ailleurs "leurs chansons courent encore dans les rues."
La mienne :
Les rues.
Asphaltées ou non, bordées d'eucalyptus, d'accacias ou de thuyas, les rues quelles qu'elles soient, de Rabath à Stockolm, ont toutes un air de famille.
Combien de touristes et de quidams y pululent ! Pour s'y retrouver, ils décryptent avec force difficultés, les panonceaux bleu marine porteurs de noms célèbres : George Sand, Georges Clémenceau
ou Théophile Gauthier.
On n'y compte plus les dédales obscurs où se sont promené des curieux cosmopolites, où se dont engouffré des vents pénétrants, tel l'alizé et le l'aquilon.
Combien, ici, de liens d'amitiés se sont noués, puis défaits ! Combien de mots câlins, choquants, provocants y ont été sussurés, marmonnés ou lancés à la cantonnade ! Les rues sont un théâtre
permanent.
Des quartiers huppés aux places populacières, du Levant au Ponant, quels chiens, du setter au mastif, n'ont pas hanté les rues ? Quels badauds ne se sont point délecté languissament du charme de
ses enseignes à demi-effacées, de ses effourseaux délabrés et de ses échoppes d'antan ? Dans certaines rues trônent des abbatiales aux pierres épaufrées, et dans d'autres, que remarque-t-on ? Des
hauts-reliefs sur des frontons lézardés, des trompe-l'oeil à foison.
Ces voies ont des frères et des soeurs : les venelles, les ruelles, les cours, les mails, et, en forêt, les lais. Des clochards s'y sont plu. Des noctambules s'y sont égarés des poètes s'en sont
inspirés, et d'ailleurs "leurs chansons courent encore... dans les rues"
12 : c'est le même nombre de fautes commises par la mère et le fils ! Encore et toujours ce lien cérébral, ce patrimoine génétique. Jouez à Pivot. Retrouvez-les à l'aide d'un bon
dictionnaire, et redonnez à ce texte la perfection qui vous honorera.
On fait un scrabble ?
Le jeu de "Scrabble" est le plus célèbre jeu de lettres du Monde. Il a été inventé dans les années 30, par un architecte Américain, Alfred
Mosher Butts.
Tandis que dans la télévision, après la virgule de 20 heures 30, dans la salle à manger de la maison grise et verte, défile le générique d'une émission sur les chansons, je demande à celle qui
vient à peine de terminer de laver la vaisselle et de passer un coup de balai : "On fait un scrabble ?" Après Pivot, c'est Alfred qui s'y colle. Il nous invite, ma mère et moi, à "entrer
dans son jeu" et "tripatouiller les caramels". Nous entamons la partie alors qu'une jeune chanteuse s'assoit dans le canapé, au milieu de la télévision. Elle va avoir droit à une surprise. Nous
piochons dans le sac. Ca y est ! Nous avons les jetons... T,T encore, Blanc joker, O, R, E, I. C'est moi qui commence : le sort m'a désigné quand j'ai sorti la lettre qui se rapproche le plus du
début de l'alphabet. Je vois une étoile. Scrabble : BOTTIER. Une prime de cinquante points d'un seul coup. La fille de la télé se met à pleurer. Tout ça parce que le présentateur lui montre une
série de photos en noir et blanc, où on la voit, petite, dans la verdure, avec sa mère, son père, son chien... Puis elle se lève et se met à chanter.
Derrière elle, il y a des danseuses qui se trémoussent en pivotant dans des cuissardes. Ce coup-ci, je m'arrête, fixe une oeillade plus appuyée, mais pas trop. Il ne faut pas que ma mère
s'aperçoive du secret objet du désir. Elle me dit : "Allez, c'est à toi, joue longuagne !..."
Je mets une lettre chère sur une case rouge de confusion. "Ka". Un classique du scrabble.
Une particule élementaire. Ma mère rajoute un "O" devant le "Ka". "Oka". Elle en fait tout un fromage ! A mon tour, je surenchéris avec un "M". "Moka". C'est un peu fort de café. Et le public
applaudit...
Le spectacle continue. Ma mère compose "repas" sous"moka". Verticalement, ça colle aussi. "Ma" et "Os". Beau maçonnage. C'est pas pour rien qu'Alfred Butts était architecte. Les mots s'étalent,
prennent des couleurs. Ressemblent à des échafaudages. Dans la télé, un jeu permet de gagner beaucoup d'argent. Le présentateur se fait aider pour appeler quelqu'un au téléphone, qui doit lui
donner une quelconque combinaison. Et comme le téléphone ne sonne pas dans notre salle à manger, nous poursuivons de faire rapporter notre petit capital à nous : les lettres "chères" bien placées
sur notre plateau de carton-pâte à nous... De nouveau, retour sur celui de la télé. C'est Mireille Mathieu et Mike Brant qui chantent en duo. Alors là, c'est ma mère qui s'arrête , se suspend...
: "Elle change pas, Mireille."
Lorsque, absorbés devant notre chevalet, nous ne les regardons plus, ni elle ni moi, je suis sûr que ce sont eux qui nous regardent...
L'inventeur du scrabble est mort.
C'est une coupure de presse de "Centre Presse", quotidien du département de l'Aveyron, en date du 8 avril 1993 :
L'inventeur du scrabble est mort.
Alfred Moscher Butts, architecte et inventeur du jeu de Scrabble, est mort dimanche à Rhinebeck (New York), à l'âge de 93
ans.
Butts, qui était également artiste et photographe, est mort de mort naturelle à l'hôpital.
L'architecte avait inventé le célèbre jeu de société pendant la dépression, alors qu'il y avait peu de travaux d'architecture.
(A suivre.)
Joël Fauré