8 août 2007
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Sur la route.
Une voiture est indispensable à la campagne Pour ma mère comme pour moi, ce fut un instrument pour s'échapper d'un univers figé et étriqué. Nous étions en butte à une équation difficile à résoudre : dans une voiture, il y a trois pédales et nous n'avions que deux pieds. Ma mère a passé son permis de conduire à 54 ans, qu'elle a obtenu avec succés en 1982. Moi en 81. Un troisième pied a dû nous pousser dans ces années-là...
J'ai acheté une antédiluvienne "4L" couleur lie de vin, et ma mère une "Renault 6" crème caramel. Nous n'avons pas frimé grâce à nos chromes et nos calandres. Nos automobiles, aussi gourmandes en huile qu'en essence, nous ont plus souvent conduit aux portes des garages qu'à celles des stations balnéaires. Suivirent, suivant usure, et par fidélité à "la marque au losange" -mère et fils confondus- : une autre "4L" bleu délavé, une autre "R6" crème renversée, une "R5" crème brûlée, une "R12" bleu nuit. Seule infidélité, une échappée vers "la marque aux chevrons", avec une "Visa".
"- Tu as fait la vidange ?
- Tu as mis de l'antigel ?
- Tu as changé les pneus ?
- Tu as pensé à acheter la vignette ? (Ramadier)
- Tu as payé l'assurance ?
- Tu as mis de l'essence ?
- Tu as bien éteint les phares ? (La batterie est en danger, allons enfants de la batterie.)
- Tu l'as bien fermée ?
- Tu as rentré la voiture ?
- Mets ta ceinture (Mais "elle", elle ne la "mettait" pas !)
- Tu auras une amende !
- Tu as toujours le cul sur la voiture !
- Combien il t'a fait payer la révision, Gomez ?"
me disait maman.
Noyé, étouffé, enseveli sous les questions, je préférai ne pas répondre.
"Toi, si tu fais quelque chose de bon dans ta vie, j'irai le dire loin." Elle n'a pas eu à se déplacer. Cette phrase aurait été la phrase-verrou d'un dialogue qui aurait évité bien des dégâts...
Création d'un improbable langage.
Je m'étais inventé, devant le constat d'incommunicabilité avec la parentèle, une sorte de "langage espéranto" à base de patois et d'espagnol, mâtiné d'anglais, langage seul compris de ma mère. "Crouch crouch" était le joker. C'était mon "schtroumpf" à moi. Je déformais les mots, les malaxais, les triturais... "Plao i tio o plao i tipao ?" (Il pleut ou il ne pleut pas ?) "Vamonos en la calle de Alcalà. (Rendons-nous rue de Alcala ?!) disais-je, en montant dans la voiture. Avec la voiture, j'allais faire "un tournant" ou "un tourniquet", c'est-à-dire une petite virée, une balade. "Y a pas digus ?" (Il n'y a personne ?) demandais-je avant de tourner à droite ou à gauche. "Romén zaco" altération de l'occitan "Au mens aquo" (Au moins ça.) voulait dire que, hein ? "ça", il ne fallait surtout pas l'oublier... Des expressions toutes faites, venues d'on ne sait où, allant on ne sait vers quoi : "Hier, il pleuvait" ; "Youpito égale 4" ; "Ce stylo, Madame Labranque, elle avait le même." "Sûr et certain et impétrin...".
Notre voisin s'appelait Monsieur Jurétig. Avec un "g" final. Je l'appelai "Monsieur Jurétigateau".
Un personnage récurrent, inventé de toutes pièces, pourrait éventuellement devenir un héros de papier et de littérature : "Bobby Randeconeux". Là encore, j'avais forgé ce nom, grâce à un souvenir marquant d'un cours d'anglais, où l'expression "around the corner" m'avait bien plu. J'avais bombardé ce personnage régisseur d'une utopique tournée artistique qui n'existait que dans ma tête. Et quand ma mère se lamentait : "Mais qu'est-ce que j'ai fait au Bon Dieu pour avoir un enfant pas comme les autres ?", je répondais : "Crouch crouch."
(A suivre.)
Joël Fauré
Une voiture est indispensable à la campagne Pour ma mère comme pour moi, ce fut un instrument pour s'échapper d'un univers figé et étriqué. Nous étions en butte à une équation difficile à résoudre : dans une voiture, il y a trois pédales et nous n'avions que deux pieds. Ma mère a passé son permis de conduire à 54 ans, qu'elle a obtenu avec succés en 1982. Moi en 81. Un troisième pied a dû nous pousser dans ces années-là...
J'ai acheté une antédiluvienne "4L" couleur lie de vin, et ma mère une "Renault 6" crème caramel. Nous n'avons pas frimé grâce à nos chromes et nos calandres. Nos automobiles, aussi gourmandes en huile qu'en essence, nous ont plus souvent conduit aux portes des garages qu'à celles des stations balnéaires. Suivirent, suivant usure, et par fidélité à "la marque au losange" -mère et fils confondus- : une autre "4L" bleu délavé, une autre "R6" crème renversée, une "R5" crème brûlée, une "R12" bleu nuit. Seule infidélité, une échappée vers "la marque aux chevrons", avec une "Visa".
"- Tu as fait la vidange ?
- Tu as mis de l'antigel ?
- Tu as changé les pneus ?
- Tu as pensé à acheter la vignette ? (Ramadier)
- Tu as payé l'assurance ?
- Tu as mis de l'essence ?
- Tu as bien éteint les phares ? (La batterie est en danger, allons enfants de la batterie.)
- Tu l'as bien fermée ?
- Tu as rentré la voiture ?
- Mets ta ceinture (Mais "elle", elle ne la "mettait" pas !)
- Tu auras une amende !
- Tu as toujours le cul sur la voiture !
- Combien il t'a fait payer la révision, Gomez ?"
me disait maman.
Noyé, étouffé, enseveli sous les questions, je préférai ne pas répondre.
"Toi, si tu fais quelque chose de bon dans ta vie, j'irai le dire loin." Elle n'a pas eu à se déplacer. Cette phrase aurait été la phrase-verrou d'un dialogue qui aurait évité bien des dégâts...
Création d'un improbable langage.
Je m'étais inventé, devant le constat d'incommunicabilité avec la parentèle, une sorte de "langage espéranto" à base de patois et d'espagnol, mâtiné d'anglais, langage seul compris de ma mère. "Crouch crouch" était le joker. C'était mon "schtroumpf" à moi. Je déformais les mots, les malaxais, les triturais... "Plao i tio o plao i tipao ?" (Il pleut ou il ne pleut pas ?) "Vamonos en la calle de Alcalà. (Rendons-nous rue de Alcala ?!) disais-je, en montant dans la voiture. Avec la voiture, j'allais faire "un tournant" ou "un tourniquet", c'est-à-dire une petite virée, une balade. "Y a pas digus ?" (Il n'y a personne ?) demandais-je avant de tourner à droite ou à gauche. "Romén zaco" altération de l'occitan "Au mens aquo" (Au moins ça.) voulait dire que, hein ? "ça", il ne fallait surtout pas l'oublier... Des expressions toutes faites, venues d'on ne sait où, allant on ne sait vers quoi : "Hier, il pleuvait" ; "Youpito égale 4" ; "Ce stylo, Madame Labranque, elle avait le même." "Sûr et certain et impétrin...".
Notre voisin s'appelait Monsieur Jurétig. Avec un "g" final. Je l'appelai "Monsieur Jurétigateau".
Un personnage récurrent, inventé de toutes pièces, pourrait éventuellement devenir un héros de papier et de littérature : "Bobby Randeconeux". Là encore, j'avais forgé ce nom, grâce à un souvenir marquant d'un cours d'anglais, où l'expression "around the corner" m'avait bien plu. J'avais bombardé ce personnage régisseur d'une utopique tournée artistique qui n'existait que dans ma tête. Et quand ma mère se lamentait : "Mais qu'est-ce que j'ai fait au Bon Dieu pour avoir un enfant pas comme les autres ?", je répondais : "Crouch crouch."
(A suivre.)
Joël Fauré