20 août 2007
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C'est une photo.
Ce doit être juste après la guerre. C'est au hameau des "Luquets". Marthe, Georgette et Fernand sont à bicyclette. Ils ont gardé leurs mains solidement fixées sur le guidon mais ils ont posé le pied à terre et ils posent devant le photographe qui devait sans doute être l'oncle Marcel. Montand s'est-il inspiré de la scène pour chanter "A bicyclette" ? C'est à la sortie du hameau. A droite, des arbres aux branches noires, sorties d'une poésie d'Alfred de Vigny. La route est crayeuse, poussièreuse. A l'arrière-plan, une toiture a dû connaître pas mal de saisons ; elle est coiffée de tuiles canal noicies. Contre le mur sans fenêtre, des encombrants difficiles à identifier, mais noir et blanc. C'est là qu'a été édifiée, la photo faite et déjà jaunie, la cabine téléphonique dont je vous ai parlé, déjà. Ce qui est curieux, c'est que ma mère semble porter un boa noir autour du cou. C'est complètement déplacé. En réalité, c'est un lainage, qu'elle a balancé par dessus son épaule. Elle a dû avoir chaud. Jolie, ma mère. Jolie. Si j'avais été mon père, j'aurais bien lâché le guidon pour la prendre par les hanches ou lui caresser la joue.
Au beau milieu de l'image, un poteau télégraphique.
J'aime comparer les poteaux télégraphiques de nos campagnes à la lettre "t", sans la barre. Je rêve d'un texte où tous les "t" seraient reliés par une même barre, un fil en quelque sorte qui relierait les lettres humaines entre elles, bien mieux que la lumière d'une lampe, bien mieux que le son d'un téléphone. Prenez du crayon et un papier, et essayez... Vous verrez, c'est très amusant et ça fait très joli... Bon, ça va... J'entends d'ici ma mère : "Mais où tu vas chercher tout ça, pauvre petit..."
C'est une photo.
Dentelée. Elle date de 1949. Sauf reconstitution ou trucage mais la chose m'étonnerait. C'est un portrait en pied d'un couple mixte de mariés. C'est mon père. C'est ma mère. Elle a 22 ans ; il en a 27.
Mon Dieu qu'elle est belle, ma mère. Ce visage... Ce qui surprend, c'est le noir de sa robe. Mais la voilette blanche et délicate rattrape les convenances. Elle part du chef et recouvre les épaules. On dirait du tulle ou de la dentelle de Bruges. Pochette blanche.
Le bras gauche de celle qui deviendra la femme de ma vie, replié, retient les anses d'un joli sac à main noir. Entre ses doigts, elle a relevé le gant.
A ses pieds, des mocassins noir, ajourés.
Près d'elle, l'homme de la vie de la femme de ma vie, mon père. Costume classique noir. Pochette blanche. Rien à dire. Chemise blanche et noeud papillon noir. Visage déjà rond et poupin. Des lunettes. Dans sa main droite, il a retourné le gant.
Ils sont sur une estrade, juste devant un rideau de théâtre.
Quelle comédie viennent-ils de répéter ?
Quelle tragédie s'apprêtent-ils à jouer ?
C'est une photo.
C'est à Bessières. C'est l'été. Le ciel est bleu. Les arbres verts. La brique rouge. La photo a une profondeur de champ. C'est moi qui l'ai faite... Avec un appareil jetable. La porte cochère est magnifique, malgré le bois à la peinture qui s'écaille. Elle s'ouvre sur un jardin, avec une allée bien taillée. Des massifs de roses rouges, jaunes, blanches... Ca ressemble à un petit Paradis. Perchée sur son piédestal, une musicienne va faire de la musique avec sa lyre que, pour l'insant encore où elle me laisse la décrire, elle porte sous son bras gauche, comme on porterait un dossier important. Elle a de beaux cheveux longs. Autour du cou, un collier de perles. Elle est vêtue d'une épitoge frangée, maintenue sur une tunique longue par une cordelière à glands dorés.
De sa main droite, elle invite à entrer...
Devant le porche, dans les clous, jupe à fleurs et petit gilet blanc...
Cette histoire de porche rappelle à ma mémoire une histoire drôle : savez-vous quel est le point commun entre un SDF et un multi-milliardaire ? Tous les jours, ils changent de Por(s)che... Que c'est drôle !... Où en étais-je ? Ah oui... devant le porche de l'Hospice Sainte Cécile, clouée dans son petit fauteuil roulant, ma mère, les chevilles bandées, entre phlébite et escarre, qui sont des accessoires d'un orchestre, attend que la musique commence.
(A suivre)
Joël Fauré
Ce doit être juste après la guerre. C'est au hameau des "Luquets". Marthe, Georgette et Fernand sont à bicyclette. Ils ont gardé leurs mains solidement fixées sur le guidon mais ils ont posé le pied à terre et ils posent devant le photographe qui devait sans doute être l'oncle Marcel. Montand s'est-il inspiré de la scène pour chanter "A bicyclette" ? C'est à la sortie du hameau. A droite, des arbres aux branches noires, sorties d'une poésie d'Alfred de Vigny. La route est crayeuse, poussièreuse. A l'arrière-plan, une toiture a dû connaître pas mal de saisons ; elle est coiffée de tuiles canal noicies. Contre le mur sans fenêtre, des encombrants difficiles à identifier, mais noir et blanc. C'est là qu'a été édifiée, la photo faite et déjà jaunie, la cabine téléphonique dont je vous ai parlé, déjà. Ce qui est curieux, c'est que ma mère semble porter un boa noir autour du cou. C'est complètement déplacé. En réalité, c'est un lainage, qu'elle a balancé par dessus son épaule. Elle a dû avoir chaud. Jolie, ma mère. Jolie. Si j'avais été mon père, j'aurais bien lâché le guidon pour la prendre par les hanches ou lui caresser la joue.
Au beau milieu de l'image, un poteau télégraphique.
J'aime comparer les poteaux télégraphiques de nos campagnes à la lettre "t", sans la barre. Je rêve d'un texte où tous les "t" seraient reliés par une même barre, un fil en quelque sorte qui relierait les lettres humaines entre elles, bien mieux que la lumière d'une lampe, bien mieux que le son d'un téléphone. Prenez du crayon et un papier, et essayez... Vous verrez, c'est très amusant et ça fait très joli... Bon, ça va... J'entends d'ici ma mère : "Mais où tu vas chercher tout ça, pauvre petit..."
C'est une photo.
Dentelée. Elle date de 1949. Sauf reconstitution ou trucage mais la chose m'étonnerait. C'est un portrait en pied d'un couple mixte de mariés. C'est mon père. C'est ma mère. Elle a 22 ans ; il en a 27.
Mon Dieu qu'elle est belle, ma mère. Ce visage... Ce qui surprend, c'est le noir de sa robe. Mais la voilette blanche et délicate rattrape les convenances. Elle part du chef et recouvre les épaules. On dirait du tulle ou de la dentelle de Bruges. Pochette blanche.
Le bras gauche de celle qui deviendra la femme de ma vie, replié, retient les anses d'un joli sac à main noir. Entre ses doigts, elle a relevé le gant.
A ses pieds, des mocassins noir, ajourés.
Près d'elle, l'homme de la vie de la femme de ma vie, mon père. Costume classique noir. Pochette blanche. Rien à dire. Chemise blanche et noeud papillon noir. Visage déjà rond et poupin. Des lunettes. Dans sa main droite, il a retourné le gant.
Ils sont sur une estrade, juste devant un rideau de théâtre.
Quelle comédie viennent-ils de répéter ?
Quelle tragédie s'apprêtent-ils à jouer ?
C'est une photo.
C'est à Bessières. C'est l'été. Le ciel est bleu. Les arbres verts. La brique rouge. La photo a une profondeur de champ. C'est moi qui l'ai faite... Avec un appareil jetable. La porte cochère est magnifique, malgré le bois à la peinture qui s'écaille. Elle s'ouvre sur un jardin, avec une allée bien taillée. Des massifs de roses rouges, jaunes, blanches... Ca ressemble à un petit Paradis. Perchée sur son piédestal, une musicienne va faire de la musique avec sa lyre que, pour l'insant encore où elle me laisse la décrire, elle porte sous son bras gauche, comme on porterait un dossier important. Elle a de beaux cheveux longs. Autour du cou, un collier de perles. Elle est vêtue d'une épitoge frangée, maintenue sur une tunique longue par une cordelière à glands dorés.
De sa main droite, elle invite à entrer...
Devant le porche, dans les clous, jupe à fleurs et petit gilet blanc...
Cette histoire de porche rappelle à ma mémoire une histoire drôle : savez-vous quel est le point commun entre un SDF et un multi-milliardaire ? Tous les jours, ils changent de Por(s)che... Que c'est drôle !... Où en étais-je ? Ah oui... devant le porche de l'Hospice Sainte Cécile, clouée dans son petit fauteuil roulant, ma mère, les chevilles bandées, entre phlébite et escarre, qui sont des accessoires d'un orchestre, attend que la musique commence.
(A suivre)
Joël Fauré