16 septembre 2007
7
16
/09
/septembre
/2007
11:30
Acte manqué I
Raymond Devos est né en 1922. Enrôlé au STO. Son plus mauvais rôle. Assez forte corpulence. Il aurait pu être mon père. Je ne lui en veux pas de n'avoir pu.
J'ai eu plusieurs rendez-vous manqués avec lui.
La première fois, c'était à Toulouse, au forum de la FNAC, qui se trouvait alors Promenade des Capitouls. Avec mon apparail jetable, j'ai voulu le prendre en photo. Je l'ai raté. Je l'ai réduit de moitié. C'est pas intègre.
La deuxième, c'était à Courbevoie. J'attendais des amis et le début du spectacle dans un snack-bar. Tout près de moi, Devos était là qui mangeait dans un coin, avec son pianiste et deux autres personnes. Avant le spectacle, si Brel allait vomir, Devos se gavait de saucisson. Je n'ai pas osé l'aborder.
La troisième, je lui ai envoyé cette lettre :
"Le 7 décembre 1992
Mon cher Raymond,
Cher Monsieur Devos,
Cher Monsieur,
Devos,
Je vous admire. Ah, bon ? Je ne suis pas le seul ? Tant pis. Je ne vous infligerai pas une longue lettre dithyrambique, fleuve d'éloges avec des mots choisis, mais plutôt ce petit texte ci-joint, pour lequel vous saurez me dire s'il vous a plu -ou déplu- afin que je puisse brandir devant des amis et connaissances réunis en parterre ému, un mot, une lettre de vous, et que, fier comme Artaban, je puisse leur dire : "Vous voyez bien qu'il m'a répondu. Cordialement."
Je joins à mon courrier un petit texte que j'ai troussé, inspiré du style Devos et, alors que je sais pertinemment qu'il vit à Saint-Rémy-de-Chevreuse, je pousse le bouchon en inscrivant seulement sur l'enveloppe : Monsieur Raymond Devos, célèbre humoriste, à Paris."
Je n'ai jamais eu de réponse, et n'en aurai jamais. A-t-il reçu au moins ce courrier ?
Je ne serai pas artiste.
Acte manqué II
Mon père, Fernand Fauré est né en 1922. Enrôlé au STO. Son plus mauvais rôle. Assez forte corpulence. Il aurait dû être mon père. Je ne lui en veux plus de n'avoir pas pu devoir.
Les doigts de la main et du pied ne suffiront pas pour établir la liste des rendez-vous manqués avec lui.
J'entends, dans la cuisine, les longs silences suspendus au dessus des daubes, seulement précédés par les raclements de gorge de "Oh", qui indiquaient que, s'il fallait se mettre à table, c'était maintenant, là, tout de suite et pas dans huit jours. Et puis plus rien. Des bruits de mastication, de succions, chacun sur son verre -jadis de moutarde- bien distingués par Schtroumpf Grognon, Grand-Mère Tartine et Caliméro.
Nous attendions un même carrosse quand les carrosses n'existaient plus. Et les citrouilles manquaient d'eau.
Je ne serai pas cultivateur, ni ouvrier d'usine, ni jardinier.
Voilà ce que je suis devenu.
Je suis réduit à griffonner des messages de détresse.
Acte manqué III
Mon oncle maternel, l'abbé René Trémolières est né en 1922. Enrôlé au STO. Son plus mauvais rôle. La frugalité de ses repas lui a donné une corpulence moyenne. J'aurais pu l'appeler "mon père". Il aurait pu m'appeler "son fils". Il était aussi mon frère. Mais c'était mon oncle.
Alors, comme nous ne comprenions plus rien, nous parlions d'autre chose...
De la mort par exemple. "Je ne pense pas à la mort, m'écrivait-il, elle viendra sans que je m'en préoccupe. Elle me laisse à peu près libre et serein."
Lorsque trois messsages, dans mon télephone, chacun à leur manière, m'ont annoncé sa mort, j'ai relu cette phrase. Je me suis réfugié en Ecriture.
La force succédera au chagrin.
"Libre et serein."
Je me suis interrogé sur ce qu'était un vivant et un mort. Cela vous fait sourire ? Je n'ai pas de réponse.
Je crois que l'incertitude est une force.
Je ne sais pas si les Sciences sont supérieures aux Religions, les chiffres aux lettres ; la chair au verbe ou inversement.
J'accorde beaucoup d'importance au Temps naturel.
Il aplanit et mélange.
Je me demande si l'une des astuces pour vivre sans trop de tourment n'est pas de prendre un peu de recul ?
Je sais que rien n'est facile ni définitif.
Je fais confiance et m'en remets à ce que je ne comprends pas.
Je ne serai pas prêtre. Cependant, à deux ou trois alinéas près, j'aurais bien aimé l'être. On m'aurait enfin appelé "mon père", moi qui n'ai pas pu l'être.
(A suivre.)
Joël Fauré
Raymond Devos est né en 1922. Enrôlé au STO. Son plus mauvais rôle. Assez forte corpulence. Il aurait pu être mon père. Je ne lui en veux pas de n'avoir pu.
J'ai eu plusieurs rendez-vous manqués avec lui.
La première fois, c'était à Toulouse, au forum de la FNAC, qui se trouvait alors Promenade des Capitouls. Avec mon apparail jetable, j'ai voulu le prendre en photo. Je l'ai raté. Je l'ai réduit de moitié. C'est pas intègre.
La deuxième, c'était à Courbevoie. J'attendais des amis et le début du spectacle dans un snack-bar. Tout près de moi, Devos était là qui mangeait dans un coin, avec son pianiste et deux autres personnes. Avant le spectacle, si Brel allait vomir, Devos se gavait de saucisson. Je n'ai pas osé l'aborder.
La troisième, je lui ai envoyé cette lettre :
"Le 7 décembre 1992
Mon cher Raymond,
Cher Monsieur Devos,
Cher Monsieur,
Devos,
Je vous admire. Ah, bon ? Je ne suis pas le seul ? Tant pis. Je ne vous infligerai pas une longue lettre dithyrambique, fleuve d'éloges avec des mots choisis, mais plutôt ce petit texte ci-joint, pour lequel vous saurez me dire s'il vous a plu -ou déplu- afin que je puisse brandir devant des amis et connaissances réunis en parterre ému, un mot, une lettre de vous, et que, fier comme Artaban, je puisse leur dire : "Vous voyez bien qu'il m'a répondu. Cordialement."
Je joins à mon courrier un petit texte que j'ai troussé, inspiré du style Devos et, alors que je sais pertinemment qu'il vit à Saint-Rémy-de-Chevreuse, je pousse le bouchon en inscrivant seulement sur l'enveloppe : Monsieur Raymond Devos, célèbre humoriste, à Paris."
Je n'ai jamais eu de réponse, et n'en aurai jamais. A-t-il reçu au moins ce courrier ?
Je ne serai pas artiste.
Acte manqué II
Mon père, Fernand Fauré est né en 1922. Enrôlé au STO. Son plus mauvais rôle. Assez forte corpulence. Il aurait dû être mon père. Je ne lui en veux plus de n'avoir pas pu devoir.
Les doigts de la main et du pied ne suffiront pas pour établir la liste des rendez-vous manqués avec lui.
J'entends, dans la cuisine, les longs silences suspendus au dessus des daubes, seulement précédés par les raclements de gorge de "Oh", qui indiquaient que, s'il fallait se mettre à table, c'était maintenant, là, tout de suite et pas dans huit jours. Et puis plus rien. Des bruits de mastication, de succions, chacun sur son verre -jadis de moutarde- bien distingués par Schtroumpf Grognon, Grand-Mère Tartine et Caliméro.
Nous attendions un même carrosse quand les carrosses n'existaient plus. Et les citrouilles manquaient d'eau.
Je ne serai pas cultivateur, ni ouvrier d'usine, ni jardinier.
Voilà ce que je suis devenu.
Je suis réduit à griffonner des messages de détresse.
Acte manqué III
Mon oncle maternel, l'abbé René Trémolières est né en 1922. Enrôlé au STO. Son plus mauvais rôle. La frugalité de ses repas lui a donné une corpulence moyenne. J'aurais pu l'appeler "mon père". Il aurait pu m'appeler "son fils". Il était aussi mon frère. Mais c'était mon oncle.
Alors, comme nous ne comprenions plus rien, nous parlions d'autre chose...
De la mort par exemple. "Je ne pense pas à la mort, m'écrivait-il, elle viendra sans que je m'en préoccupe. Elle me laisse à peu près libre et serein."
Lorsque trois messsages, dans mon télephone, chacun à leur manière, m'ont annoncé sa mort, j'ai relu cette phrase. Je me suis réfugié en Ecriture.
La force succédera au chagrin.
"Libre et serein."
Je me suis interrogé sur ce qu'était un vivant et un mort. Cela vous fait sourire ? Je n'ai pas de réponse.
Je crois que l'incertitude est une force.
Je ne sais pas si les Sciences sont supérieures aux Religions, les chiffres aux lettres ; la chair au verbe ou inversement.
J'accorde beaucoup d'importance au Temps naturel.
Il aplanit et mélange.
Je me demande si l'une des astuces pour vivre sans trop de tourment n'est pas de prendre un peu de recul ?
Je sais que rien n'est facile ni définitif.
Je fais confiance et m'en remets à ce que je ne comprends pas.
Je ne serai pas prêtre. Cependant, à deux ou trois alinéas près, j'aurais bien aimé l'être. On m'aurait enfin appelé "mon père", moi qui n'ai pas pu l'être.
(A suivre.)
Joël Fauré