Le personnage tout rouge : Vous les avez peut-être un peu brusquées, non ? Ce n'étaient pas de gros légumes et je me demande de quelle manière elles vont les accommoder. Ce qui reste vrai, c'est qu'elles me rappellent quelqu'un. Oui, ces vieilles peaux de pie me rappellent quelqu'un : il adorait les honneurs des grands et dédaignait les signes des petits.
La responsable des fêtes terminées : (S'adressant au chef du bureau des fêtes terminées.) Qu'en pensez-vous ?
Le chef du bureau des fêtes terminées : Rien.
La responsable des fêtes terminées : Et vous, monsieur... (Elle s'adresse au décrocheur de blasons.) de quel côté vous rangez-vous ?
Le décrocheur de blasons : Quand quelqu'un, même petit, me fait des signes, moi, j'y réponds. La première fois que j'ai vu monsieur, personnage toujours tout rouge quelquefois hieraujourd'huiste, je l'ai trouvé plutôt sympathique. Il m'a même fait débuter dans mon métier. Par la suite, je ne l'ai pas revu souvent, mais, à chaque occasion, je l'ai imaginé plus souvent en train de caresser des herbes folles et contempler des peupliers que tenir une arme à la main.
La responsable des fêtes terminées : Vous imaginez bien. Dites-nous encore, monsieur... (Elle s'adresse au personnage tout rouge.) pour la forme, quel a été votre programme hier soir, au moment concomitant où une fête se donnait, où je perdais mon baise-en-ville, où mon chef le retrouvait, où certaines de nos connaissances commençaient à décrocher, où d'autres manquaient cruellement de jus de carotte dont les vertus n'opèrent pas si on n'en boit pas.
Le personnage tout rouge : Suis allé voir barboter des canards dans un ru que j'aime bien au milieu de cognassiers et de peupliers qui ondulent sous le vent. Ai gagné la prairie. Suis allé caresser la chevelure des herbes folles. Ai vu monsieur l'automne qui, avec mélancolie met l'ancolie aux pentes des fossés. Gentil, l'automne. A l'orée des forêts, ai vu les crocs sévères des brabants mordre la terre à pleines dents. A six reprises, les aiguilles se sont superposées : six occasions d'en vouloir au monde entier. Ai entendu les flonflons et les froufrous d'une fête cachée. A trop fixer des yeux les cuivres luisants de l'orchestre que je ne voyais pas, me suis brûlé les yeux. Suis rentré éreinté dans ma mansarde. Ai pensé à elle.
Le chef du bureau des fêtes terminées : Et ensuite ?
Le personnage tout rouge : J'ai pensé à elle à m'en fendre l'âme. Fendue, fêlée, mon âme. Réformée pour le purgatoire ? Il ne me restait plus que mes yeux pour ma peupleraie : c'est joli, un peuplier, cet arbre chevelu dès le départ, souple et soyeux comme une crinière. J'ai de nouveau regardé ma montre et j'ai vraiment eu très peur. Je me suis souvenu de ma mère et de mon père. Je me suis souvenu des jeudis de mon enfance, du fourgon du boucher, de l'odeur de l'os à moelle fraîchement scié qui laissait présager de succulents pots-au-feu. Je me suis souvenu des figuiers au printemps et des salles de classe du collège, de mes camarades qui se moquaient de moi et me volaient mes trousses. Je me suis souvenu que j'avais mal perdu mon innocence, qu'à trop m'élever en mouton de Panurge, on m'avait transformé en chien sauvage ; que je n'avais pas demandé à être là, à être comme ça. Je me suis souvenu des champs de luzerne et des décoctions d'oeillets d'Inde...
(Il s'approche de la table ;
ouvre le tiroir tout en grand,
y plonge ses deux mains
et en fait jaillir des gerbes de pétales de roses et d'herbes séchées.)
Le personnage tout rouge : Pardonnez-moi, j'ai encore tiré un dernier coup. Vous voyez, c'est une fleur qui est au bout du fusil.
(A suivre.)