23 mars 2008 7 23 /03 /mars /2008 13:18
Le bleu : (Il s'approche de la vitre.) Il pêche toujours par excès ou par défaut, l'autre ? Je me demande quel leurre il utilise. Ce matin-là, je venais d'être visité par un aéropage de messieurs-dames très distingués, emblousés jusqu'au col ; ils s'étaient disposés en corolle autour de ma couche, et je ne ne sais si je fus la guêpe qui allait les piquer ou l'abeille qu'on allait sur une planche piquer. Vous avez dû connaître ça, non, d'un côté ou d'un autre ? En fin de compte, c'est eux les premiers qui ont sorti leur dard. Pendant que le curare me maintenait dans les bras de Morphée, une fine équipe jouait à touche-zizi. Les officiants partis, je retournai à cet état d'engourdissement béat que connaissent les alités après un somme provoqué au grand jour quand je sentis une présence près de moi. Etait-ce une bonne virgule à un mauvais somme ? J'ouvrai les paupières ; à mes yeux s'offrait le plus magnifique des spectacles. Une infirmière était là, qui se penchait doucement sur ma détresse. Et alors là, madame, je fus rempli soudain d'une telle... d'une dune... telle que... Les mots vont me trahir pour vous traduire ce que j'ai ressenti. Qu'elle était belle, cette infirmière, madame ! Un visage harmonieux, éclairé de grands yeux de braise, encadrés d'une brune chevelure ébène. Je découvrai une géographie de vallons doux, de monts et de dunes, de clairs ruisseaux approchés et de lacs moirés, un paysage tendre et joli à regarder.
Vous dire le charme et la douceur exquise de son sourire, c'est vous dire des lèvres qui brûlent à aimer d'urgence.
Vous dire le front deviné sous les mèches, c'est vous dire toute l'étendue de l'éteule sous les sainfoins en meules.
Vous dire ses yeux, c'est écouter un poème d'Aragon.
Vous dire les ailes de son nez, c'est voir les moulins de papier des fêtes foraines.
Vous dire les commissures de ses lèvres, c'est décacheter les plis d'une lettre d'amour.
Vous dire ses joues, c'est évoquer l'acajou des crédences de style.
Vous dire... J'aurais tout tant dit et tant tout donné. Et je n'ai rien donné et rien dit. Piqué. Epinglé. Comme l'abeille. J'ai fait celui qui n'a rien senti. Elle a pris ma main -le lieu pouvait le permettre, madame- et m'a regardé avec tant de tendresse... C'était son apostolat d'infirmière : si bobo, alors câlin mimi. Mais pas plus. Instant si pur. Ô que ce fut beau ! Ô que ce fut bon ! Ô que ce fut doux ! Ce visage, madame, jamais, jamais je ne pourrais l'oublier. Je me souviens encore de son nom et de son prénom qui étaient écrits sur son corsage. J'avais quinze ans ; elle devait en avoir une fois autant. Elle m'a marqué pour la vie entière. Et son ombre éclaire le blason de roi de ma joie altière. Elle fut la première, la page de garde d'un barde austère. Elle a imprimé tout au fond de moi ces images... "critérisées"... ces canons de beauté qu'on recherche toujours, par la suite, à retrouver... Sont restés toujours ou trop muets ou trop tonitruants, ces canons... Dans la famille "peut mieux faire", je demande la main de la fille. Voilà pourquoi, madame, je suis devenu un amoureux silencieux. Voilà pourquoi, madame, on ne fait pas toujours ce que l'on veut. Vous n'avez pas soif ?

L'infirmière :
(Emue.) Si, un peu maintenant. Je ne sais ce qui assèche mes lèvres. Je boirais bien un verre.

Le bleu :
Je vais vous chercher à boire. Le contenu d'un verre. Là, à la fontaine. L'eau y est fraîche et potable. Je reviens de suite.

(Il s'en va.

Un temps.

Retour sur le plateau du pêcheur de pilchards.)

(A suivre.)

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commentaires

J
Je réponds sans commentaire, touché.
Répondre
C
Ca se lit en silence, sans commentaire, c'est vous dire que c'est beau !
Répondre

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