26 mars 2008 3 26 /03 /mars /2008 13:39

Le bleu : Il était dit que l'amour me serait réfractaire. Me l'eût-on fait comprendre autrement, je l'eusse mieux accepté. Il est vrai que parfois, la vie capture toutes les facultés, y compris celle d'aimer, donc d'être aimé.

(Un temps.)

L'infirmière : Et la seconde ?

Le bleu : La seconde ? Il y a eu plusieurs secondes. (Il s'approche de la caméra.) Dans la vie, c'est ça : une vraie première, et toutes les autres sont des secondes... S'il fallait en plus s'amuser à compter... C'était dans un petit parc animalier, dans un sous-bois près de chez moi. Un petit coin douillet de la forêt royale, devenu royaume des sabotés et des ongulés. Où sur les laies trottent les laies et sur les sentes les sangliers. C'était sylvestre à souhait. Je m'occupais un peu des animaux. J'ai toujours beaucoup aimé les bêtes. J'ai été élevé avec elles et presque comme elles. Dans cette petite clairière donc, une petite ménagerie s'était installée et les enfants venaient souvent voir les lions. D'Abyssinie, de l'Atlas. Je connaissais bien la dame qui s'en occupait et j'allais souvent l'aider. Un jour, une colonie de vacances est venue en visite. Elle a demandé si elle pouvait camper là, pour la nuit. La dame a dit oui. Et moi, je n'avais d'yeux que pour une monitrice qui m'avait tapé dans l'un. A quoi c'est dû, tout ça, hein ? Personne ne sait. Elle me plaisait jusqu'à la sueur de ses pieds... Et Dieu sait qu'il faisait chaud, cette année-là... Sous les frondaisons des grands chênes, la colonie a déroulé ses toiles et a planté ses tentes. Ceux qui avaient des noms à coucher dehors ont dormi à la belle étoile. Et moi, je m'en suis retourner chez moi suer dans mon lit-cage et penser à elle. Le lendemain, je suis revenu, tout blanc, voir si les lions avaient bien dormi. Les petits étaient contents et les monitrices aussi. J'avais rêvé d'elle et de son grain de peau à veiller. Qu'il avait dû faire bon dormir sous le dais de lumière bleutée, sous le ciel de branches frémissantes et parfumées. C'est ça, oui, c'est parfumé, une nuit d'été, dehors. Des dramaturges l'ont déjà écrit, mais j'ai plaisir à le redire, ça fait tout de même quelque chose. La colonie est repartie avec ma monitrice préférée. Je suis allé voir leur petit nid déserté. Des fougères jonchaient le sol, en matelas. Elles avaient connu son dos. J'en ai ramassé une, l'ai emportée. Je l'ai glissée entre deux pages de mon dictionnaire. Quand je le consulte encore aujourd'hui, et que mes doigts effleurent cette fougère séchée, je ne peux m'empêcher de penser à cet amour de Platon qui m'avait fait transpirer jusqu'aux pores les plus secrètes de ma peau. J'ai mon herbier... Il était dit que l'amour me serair réfractaire. Me l'eût-on fait comprendre autrement, je l'eusse mieux accepté. Il est vrai que parfois, la vie capture...

L'infirmière : Bon, ça va. Si j'anticipe, je peux avancer qu'il y a eu beaucoup d'herbe par la suite ? Elle a proliféré ?

Le bleu : Vous anticipez bien. Il m'est de moins en moins aisé de consulter le dictionnaire sans être parasité. J'ai tellement de mal à le refermer que je ne l'ouvre plus. Difficile de se cultiver dans ces conditions. Ca n'a pas de sens...

(Un temps.)

L'infirmière : Vous auriez pu devenir expert en botanique. Et si nous parlions d'autre chose ?

(A suivre.)




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commentaires

J
Et l'auteur se tait.
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C
Très joli,Joël. Juste quelques mots pour vous le dire, plus n'est pas nécessaire, ne pas enlever de sa poésie au texte et puis... dans une salle de théâtre, les gens se taisent et se retiennent...
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