L'experte en tôle : (Voix d'hôtesse.) Votre attention, s'il vous plaît, c'est l'Intendante Interministérielle qui vous
parle. Le propriétaire du véhicule immatriculé "Trois chiffres, deux lettres, deux chiffres", qui est sans doute aussi l'étourdi qui timbre des lettres sans rédiger la contre-adresse et, à
fortiori, l'adresse, et qui plus est sans les envoyer ; qui est sans doute aussi l'acheteur indulgent qui s'est procuré dans les années cinquante un plan des routes de ce pays, entaché de
malencontreuses inversions associées à de flagrantes coquilles, est instamment prié de se faire connaître. Cette personne est attendue ici-même, dès maintenant. Il va sans dire qu'aucun reproche
ne lui sera fait, malgré la féroce envie que nous avons de lui en faire.
(Un temps.
Attente.
Rien ne se passe.)
Nous détenons aussi un carré de journal jauni. Y sont imprimés des avis de décès. Par analogie, nous pouvons les dater de la même époque que le plan. Nous ne pensons
pas qu'il y ait une relation, mais on ne sait jamais : les routes sont toujours aussi peu sûres. Une disparition a dû vous toucher, vous marquer. En tous cas, ça vous a remué ; vous y avez
accordé assez d'importance pour en garder une trace. Si vous n'en avez pas fait le deuil, sachez que nous tenons cette feuille morte à votre disposition.
(Un temps.
Attente.
Rien ne se passe.)
Une situation inédite et angoissante se présente à nous. Comment allons-nous nous y prendre ?
(Elle fait le tour de la voiture.)
Quand on rentre quelque part, on est d'abord saisi par une odeur particulière, unique, caractéristique. Elle peut nous en apprendre beaucoup.
(Elle ouvre la portière de la voiture, hume intensément l'air ambiant de l'habitacle.)
Odeur de tabac très froid. Sueurs anciennes. Miasmes et scories populaires. Dénaturée par la
fiente des poules, senteur de la succession des jours et des jours et du temps qui s'écoule et en remet toujours une couche. Ce qui n'arrange rien. Ou ce qui explique tout. Tout pourrait
commencer par l'odeur de cet intérieur. Qui et quoi se mêlent pour résulter en un "je-ne-sais-quoi" indéfinissable que l'on ne retrouvera pas si l'on n'y revient pas. Rouler une patine des lieux
et des choses mariées à la pellicule que dépose aujourd'hui. Voilà pourquoi aucune odeur ne ressemble à une autre. Usure naturelle. Intérieur en simili-panthère. Vieux caoutchoucs poreux :
l'huile, l'eau et le carburant en savent quelque chose. Ce qui dénote une certaine négligence certaine de la part de notre invité-mystère. Je ne constate aucune tricherie sur ce qui aurait pu
être malodorant, ni artifice pour en masquer l'état. Si... peut-être... Relents de parfum bon marché, à peine perceptibles. Il faut avoir le nez exercé. Je crois que cette voiture a transporté
beaucoup de monde. Beaucoup de traces d'odeurs corporelles mêlées. C'est toujours un brassage intéressant à analyser. Mais qui peut aussi considérablement compliquer nos recherches. Vous dites
que cette voiture se trouve ici depuis... ?
L'ancien garçon de ferme : Vingt-cinq à trente ans...
L'experte en tôle : Laissons tomber. Des générations de poules sont passées par là. Et les poules, ça ne vit que par leurs derrières... Même en voiture, elles ne savent pas se
retenir. Regardez ! De quoi amender et fertiliser tout ce que vous voudrez sauf nos petits besoins et nos grandes envies. Nous ne sommes pas sur un terrain propice. Laissons là ces impondérables.
Il ne faut pas brûler les étapes...
(A suivre.)