La fille caramel : Vous avez un beau timbre... Vous avez un beau filet...
(Un temps.)
Vous avez un bel organe.
Le redevenu vert : Vous me l'avez enlevé de la bouche.
La fille caramel : Alors ?
Le redevenu vert : Alors quoi ?
(Un temps.
La fille caramel éteint la radio et s'approche du redevenu vert.)
La fille caramel : Je vous ai apporté une image.
(Elle tend au redevenu vert un petit rectangle de papier ;
il s'en saisit, le regarde, et soudain, devient visiblement très ému.)
La fille caramel : Je savais que je pourrai vous entamer par ce bout.
(Un temps.)
Et vous vivez seul, ici ?
(Une main se glisse dans l'embrasure de la fenêtre et allume la radio.)
Voix off de la radio : ... vous proposons une rediffusion des carnets de doutes de "Postier de nuit". Aujourd'hui, ces chroniques nous transportent en plein champs. En voici les
clefs. (Petite musique, puis voix du redevenu vert.) Je suis allé à l'armoire et j'ai pris un bon mouchoir bien plié. Je crois que le monde a commencé à péricliter quand il a inventé les
mouchoirs en papier. Les sacs en papier, passe encore... ça protège les croissants, mais les mouchoirs en papier ! J'étais encore un peu enchifrené. Je me suis mouché. Avec mon nez tout neuf et
tout propre, j'éprouvais le besoin de sentir quelque chose de bon. J'avais besoin de sentir la campagne. Je suis sorti. Des poules caquetaient. Un chien aboyait. J'ai enfourché mon vélo et j'ai
filé chez ma tante et mon oncle. Leur ferme est toujours ouverte. Il y a du bon jambon, rouge et blanc ; des fleurs, des fruits et légumes, rouges et blancs...
(Le redevenu vert, sur le plateau, poursuit le texte que l'on peut continuer à entendre à la radio.)
... rouges et blancs... J'ai adossé mon vélo sur le mur, près de l'étable. Sur la
porte, il y a une plaque émaillée qui dit : "Trayeuse National en service ici". C'est marqué rouge sur jaune ; une plaque que j'ai la frayeur de retrouver un jour dans un vide-grenier : ça voudra
dire que j'ai trop grandi. L'étable est blanchie à la chaux. Au dessus des râteliers, il se peut voir des nids d'hirondelles. Elles ont bâti là des constructions superbes. En bas, dans la
litière, la paille est propre. Et quand bien même elle ne l'est plus, elle se destine, sur les tas de lisier fumants, à fertiliser la terre. Rien ne se perd ; tout se transforme à la campagne.
Mon oncle trait... Les vaches sont dociles... Qui n'a pas vu une vache mettre bas ne sait rien de la vie. Quand elle a mis bas, le veau sous la mère semble tout habillé de pluie... Oui, qui n'a
pas vu une vache véler ne sait rien de la vie. Après le vélage, le petit réclame la tétine... Ô vélage sans prétention, qui a fait mon éducation... Et voir téter un veau, c'est...
comment vous dire ? C'est beau... (Le redevenu vert regarde l'image et poursuit.) Pour le goûter, ma tante me donne du pain et du chocolat, ou bien du jambon, rouge et blanc, et un verre
de grenadine. J'aide à trier l'avoine et égrener le maïs. Je lève les oeufs. Selon les saisons, je vais à la vigne ou au pré. Charger les balles de pailles ; sur les ridelles de la remorque, je
salue le ciel, et le prie en tremblant. Foin de nostalgie, débarqué dans le séchoir à tabac. Les fidèles chiennes de chasse Finette, Gilda et Laïka ne sont jamais bien loin... Je reprends mon
vélo et me remets en selle. Les joies de la mobylette, ce serait pour plus tard... Avant de rentrer à la maison pour le souper, où l'alicuit sera si bon, il me reste un peu de temps. Quelques
tours de roues : croiserai-je un voisin qui a acheté une ancienne estafette de gendarmerie à la foire à l'encan ? Plus loin, près de la route qui longe la forêt, il y a la décharge. C'est un lieu
attirant, qui dégage une odeur particulière, indéfinissable. C'est un lieu de découvertes et de trouvailles toujours renouvelé. J'aime bien m'y attarder. Odeur de pots de peinture. Je m'en
reviens content.
(Petite musique.)
La semaine prochaine, même heure, même adresse, une autre chronique, "demain, c'est dimanche". Avec le souvenir du repas de midi, le pot-au-feu avec le savoureux os
à moelle, et à la télévision la voix de Catherine Langeais dans "La séquence du spectateur" de Claude Mionnet. Ca fait dimanche. A la semaine prochaine. Je reviens à la maison. Message personnel
: maman, ne vends pas la maison...
(Une annonceuse a pris place dans le studio-radio ;
elle est chargée de faire le lien entre le programme enregistré et le direct.)
L'annonceuse : A la semaine prochaine pour une autre rediffusion des chroniques du postier de nuit. Revenez bien vite et faites-vous moins rare. Il y en a beaucoup qui vous
attendent. Suivez mon regard. A l'horloge de notre station, dans cinq minutes, il sera moins cinq. Si je me réfère à mon conducteur, et je sais que c'est un bon conducteur, voici une jolie
chanson, une vignette musicale. Il sera moins cinq, puis moins une, puis l'heure pile... Message personnel au postier de nuit : "Comment va votre maman ?"
La fille caramel : Voyez... Entendez... On vous réclame ! Alors ?
(A suivre.)