Dans une boîte, des rubans, des bobines et des bandes...
C'est tout ce qui me reste de la période "radio"...
J'ai retrouvé, entre autres, ce qui suit.
Et repensé à "La dernière bande" de mon grand ami Samuel Beckett :
"Krapp : Ah ! (...) Boîte... trrois... bobine... cinq. (Il lève la tête et regarde fixement devant lui. Avec délectation.) Bobine ! (Pause) Bobiiine !"
La dernière bande. (Samuel
Beckett) Editions de Minuit.
JEAN-PIERRE CHABROL :
"MON CAPITAL INTELLECTUEL, C'EST MES RENCONTRES"
Joël Fauré : Jean-Pierre Chabrol, je n'ai pas préparé de première question. Alors, est-ce que vous pouvez à la limite vous la poser et y répondre vous-même ?
Jean-Pierre Chabrol : Houlala... Oui, mais moi, quand je me pose des questions, c'est grave. Je vais me coucher après.
JF : Bon. Vous m'en voudrez beaucoup si je vous dis que vous êtes éperdûment amoureux du verbe ?
JPC : Ah oui... Non... Je crois que la langue, c'est ma vie. Je crois qu'on peut dire beaucoup de choses, vous savez. Depuis séduire les filles jusqu'à séduire son banquier en
passant par décontenancer un politicien, tout ça, c'est des exploits pour lesquels il faut très bien connaître la langue française, la langue en général. La langue, c'est le charme. Vous savez
que les Dieux gaulois étaient représentés avec une énorme langue d'où partaient des chaînes, avec des hommes qui étaient au bout enchaînés, qui étaient heureux d'être enchaînés ; on disait que
les Dieux avaient la langue qui vous emprisonnait dans du bonheur.
JF : C'est joli. C'est peut-être de là qu'est venue l'expression "avoir la langue bien pendue" ?
JPC : Peut-être bien, oui...
JF : Jean-Pierre Chabrol, que venez-vous faire ici [à Ramonville] ? Jouer ?
JPC : Je joue, oui. Je fais ce qu'on appelle un "one man show" C'est-à-dire que je suis pendant deux heures sur scène et que je joue un certain nombre de personnages,
d'histoires...
JF : Je me souviens de Jean-Pierre Chabrol qui "radiotait", et je me souviens que toutes vos chroniques, croustillantes, se terminaient par un leitmotiv : "A la prochaine et
que Dieu vous ménage"...
JPC : Oui, ça se dit chez moi. Ou alors si on est plus grossier, on dit : "Que Dieu te bénisse et te fasse le nez comme j'ai la cuisse et le menton comme j'ai le
croupion." Mais ça, c'est moins délicat.
JF : Alors, vous êtes colporteur d'idées, colporteur de rêves...
JPC : Plutôt colporteur de rêves que d'idées. Et surtout colporteur d'images et de personnages. Moi, j'aime camper les gens qui m'ont plu, qui m'ont surpris... C'est ça, mon
folklore à moi. Mon capital intellectuel, c'est mes rencontres.
JF : Vous traînez... Je crois que traîner n'est peut-être pas le mot... Il y a, sous-jacent derrière vous vos origines, parce que vous en êtes fier, tout simplement. Vous
annoncez la couleur. C'est un peu votre carte de visite. Elle vous suit partout...
JPC : Oui. C'est un peu injustifié quand même parce que, vous savez, les racines, on ne les choisit pas. On naît à un endroit mais on n'a rien fait pour. Donc, il n'y a pas
d'orgueil à... Je trouve que les gens qui sont fiers d'être de quelque part, c'est un peu bêta. Simplement, ce qui est moins bêta, c'est de se mettre à aimer son pays et les gens qui l'habitent,
voyez... Mais moi je recrée mon pays partout où je vais, c'est-à-dire quand je vais quelque part, il y a des gens qui viennent me voir, qui deviennent mes amis. Je me mets à aimer des paysages.
Moi, j'aime autant la pluie que le soleil, et j'aime autant le vent que la sécheresse. J'essaye de profiter de ce qui est là et de ce qui m'entoure.
JF : Tous les jours, il y a, je suppose, un émerveillement. Il y a quelque chose qui vous fait frémir. Il y a quelque chose qui vous fait grelotter... Il y a quelque chose qui
vous interpelle... Là, depuis ce matin, depuis que vous avez mis le pied à terre, est-ce que quelque chose vous a interpellé, est-ce que vous avez eu un petit "flash" comme on dit aujourd'hui,
dans la journée, là, pour quelqu'un ou quelque chose, pour un objet, pour un sentiment... Vous avez eu ça, aujourd'hui ?
JPC : Oui, c'est vrai. Là, je viens de rencontrer un écologiste, tout à fait par hasard. Je l'ai croisé, il m'a reconnu, on a parlé, et il m'a dit que demain à Toulouse, ou alors
cette nuit, ils vont construire une centrale, une énorme maquette de centrale atomique. Ils vont faire une manifestation et la détruire après. Je trouve que ça, ça m'étonne. Je trouve que c'est
des idées formidables, parce que c'est des gens qui voient juste quand même, vous comprenez ? Qui voient qu'on est en train de scier la branche sur laquelle on est assis, d'abîmer cette planète.
Et cette planète, c'est quand même notre pied-à-terre en attendant d'aller au ciel, si le ciel existe. Alors, voilà, aujourd'hui, c'est ce qui m'a étonné. Et puis ce qui m'étonne, c'est de voir
aussi (soupir) la façon dont on s'habitue à tout. Je me souviens, il y a des années, quelqu'un qui me disait : "Tu sais qu'il y a des pays où pour franchir un pont, on te
fait payer ?" J'ai dit : "Oh, tu déconnes, c'est le Moyen-Âge, ça. Au Moyen-Âge, on payait pour traverser des ponts, mais maintenant, tu vois pas qu'on te fasse payer pour marcher sur
une route... pour rouler sur une route ? Pourquoi pas te faire payer pour mettre ta voiture le long d'un trottoir ? Pourquoi pas aussi te demander cent francs... un franc pour aller pisser ? Un
jour, ils mettront de l'eau en bouteille et ils te la vendront, ces cons. C'est pas possible, ça marchera jamais." Vous voyez ce que je veux dire ?
JF : Jean-Pierre Chabrol, tout-à-l'heure, je vous ai demandé de vous poser la première question parce que... Vous aimez les interviews ? Pas tellement, si ? Oui ? Oui et non, ça
dépend ?
JPC : Ca dépend. Moi, j'aime bien... Si. Vous savez qu'il y a énormément de choses que je raconte qui sont nées après des interviews. C'est-à-dire que les journalistes me posent
une question qui tout d'un coup me fait penser à un truc auquel j'aurai jamais pensé tout seul. Alors ça me rend service. Et après énormément d'interviews, j'ai demandé le texte ou la cassette,
et j'ai piqué des trucs qui me sont venus comme ça, dans une radio ou chez un journaliste qui m'interviewait. Et j'ai dit : "Mais il a raison, il me pose une question..." Finalement,
j'aime bien qu'on me pose des questions parce que je ne m'en pose pas assez moi-même.
JF : Et peut-être aussi parce que vous êtes un instinctif ?
JPC : Voilà, c'est sûr...
JF : C'est fort possible...
JPC : C'est sûr, je suis un instinctif. Dès que je calcule, je me goure, moi. Il vaut mieux que je fonce, tête baissée.
JF : Jean-Pierre Chabrol, tout-à-l'heure, je vous ai demandé de vous poser la première question ; là on arrive à la conclusion, parce que je vais vous laisser travailler, je sais
que vous êtes en train de répéter, alors vous allez vous poser la dernière question et vous allez aussi vous y répondre.
JPC : Me poser la dernière question ?
JF : Oui.
JPC : Ah la la... Je sais pas... Ma question, ce serait : "Est-ce que tu continueras à avoir de la veine comme ça ?" Et j'en doute, vous savez pourquoi ?
L'autre jour, je suis passé au théâtre municipal d'une ville qui s'appelle La Mure. La Mure, ça se trouve sur la route du Tour de France, vous savez, dans les cols alpins ; une route
merveilleuse, et puis on arrive dans une ville qui est une ville minière. Et comme ça, avant que j'entre sur scène, dans la coulisse, derrière les pendrillons, les rideaux, un journaliste est
venu m'interviewer. Et je ne sais plus quelle question il m'a posée ; j'ai répondu je ne sais plus quoi. Toujours est-il qu'il m'a dit : "Vous avez de la veine." J'ai dit : "Oui, et
je touche du bois." Et sans regarder derrière moi, j'ai lancé ma main pour toucher du bois. J'ai effectivement touché du bois, et quand je me suis retourné, vous savez ce que c'était ? La
guillotine ! Et oui. Il y avait eu la semaine précédente un spectacle de commémoration de la Révolution Française, et ils avaient construit une guillotine. Alors voilà, la question que je me
pose, c'est : "Est-ce un bon ou un mauvais présage ?"
Entretien réalisé en 1989 et diffusé sur Europe 2 Toulouse.