La femme : Monsieur l'employé aux écritures a encore fait des siennes. Monsieur l'employé aux écritures a encore dérapé.
Monsieur l'employé aux écritures est indécrottable.
L'homme (L'employé aux écritures) : Madame la permanente de fonction a toujours son mot qui tue. Madame la permanente de fonction a toujours sa langue hors de sa poche. Madame la
permanente de fonction est exaspérante.
La femme (La permanente de fonction) : J'ai des choses à vous dire. Je peux vous les dire ?
L'employé aux écritures : Dites toujours. Si c'est pour me dire que dehors, c'est carnaval, inutile... Je sais déjà...
La permanente de fonction : Le fournisseur de pneus des autocaristes a rappelé. Il voudrait savoir où vous en êtes de la brochure...
L'employé aux écritures : Je bute sur un pays. Faites-lui une réponse-bateau. Ce type-là, je ne peux pas le voir...
La permanente de fonction : Je ne saurai trop vous rappeler à la réalité de votre fonction : dans cette maison, vous êtes chargé d'avoir des idées, oui ou non ?
L'employé aux écritures : Oui et non. Voulez-vous encore me rappeler où nous sommes ?
La permanente de fonction : Nous sommes ici, dans l'arrière-vestibule d'une agence, l'arrière-vestibule où il circule tant de monde. (Elle désigne l'espace, d'une rotation de
la tête.) Oui, il y a toujours autant de monde. Mais vous, vous ne voyez que celles et ceux que vous voulez bien voir, c'est bien ça ?
L'employé aux écritures : Nous sommes de plus en plus nombreux et il y a de moins en moins de place. C'était mieux avant. Rappelez-moi quel jour nous sommes.
La permanente de fonction : Le premier, mais...
L'employé aux écritures : Mais ?
La permanente de fonction : ...
L'employé aux écritures : Ne serions-nous pas plutôt le trente et un, mais...
La permanente de fonction : Mais... Je sais simplement qu'aujourd'hui, dehors, c'est carnaval.
L'employé aux écritures : Rappelez-moi encore qui je suis...
La permanente de fontion : Un gratte-papier et un rond-de-cuir. A moins que ce ne soit le contraire. Le comédon perce la peau ; l'agrafe le papier.
L'employé aux écritures : Oui... Oui...
(A suivre.)
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CES PHRASES QU'ON AURAIT VOULU ECRIRE...
Mon blog étant maintenant arrivé à un âge honorable, et seulement "nourri" de ma production personnelle, je cède enfin à la tentation de vous faire partager ces morceaux
choisis, phrases-pépites, de celles dont on est jaloux de ne pas les avoir écrites. Elles produisent un effet qui peut se nommer plaisir, bonheur, larmes, rires...
Aujourd'hui :
" - Comment ça va, Janet ?
- Mal et ça dure.
-
Tu souffres ?
- De la tête.
- La tête te fait mal ?
- Non. Elle ne fait pas mal comme aux autres ; elle est pleine, voilà, et elle craque toute seule dans l'ombre, comme un vieux bassin. On me laisse seul tout le temps, je peux pas parler, ça
s'accumule dans moi, ça pèse sur les os. Il en coule bien un peu par les yeux, mais les gros morceaux, ça peut pas passer. Ils restent dans la tête.
- Les gros morceaux de quoi ?
- De vie, Jaume.
- Des morceaux de vie ? Comment tu veux dire ?
- Ca, tu vas voir :
"Je me souviens de tout ce que j'ai fait dans la vie. Ca vient par gros morceaux, serrés comme des pierres, et ça monte à travers ma viande.
"Je me souviens de tout.
"Je me souviens que j'ai ramassé un bout de ficelle sur la route de Montfuron, en allant à la foire de Reillanne. J'en ai arrangé mon fouet. Je vois la ficelle. Je vois le fouet, je vois la roue
de la charrette comme je l'ai vue quand je me suis baissé pour ramasser la ficelle. Je vois les pieds du mulet que j'avais à cette époque.
"Sur le mur, là, en face, je vois tout ça, tout le temps : la ficelle, le fouet, la roue. Je ferme les yeux, alors c'est dans ma tête.
"Et c'est comme ça de tout ce que j'ai fait.
"Maintenant que je t'en ai parlé, ça passe un peu.
- Tu te souviens de tout ?
- De tout. Même des choses...
- Des choses ?...
- Je veux dire des choses qu'on fait, parfois, en croyant que ça s'effacera, et puis ça reste ; après, on les retrouve, dans le temps, toutes droites, qui vous attendent.
- Des mauvaises choses ?
- Tu sais, toi, ce qui est mauvais et ce qui est bon ?"
Jaume se tait. Il y a dans la parole du vieux des avens où gronde une force cachée."
Jean GIONO ("Colline" - Les Cahiers Rouges. Grasset. Pages 60 et 61)