L'employé aux écritures : Ce jeu est stupide.
(Il s'approche de la table, se saisit d'une boîte à chaussures et s'assoit par terre, à même le sol. De sa boîte, il sort des petits soldats de plomb qu'il dispose en rangs
d'oignons.)
Va combattre, petit soldat. Et n'oublie pas que si tu passes l'arme à gauche, ce sera parce que tu n'auras pas su à temps la changer d'épaule.
(Il continue à disposer ses soldats.
Tout absorbé qu'il est par son nouveau "jeu", il n'entend ni ne voit ce qui se passe derrière lui : la botteresse est de retour. Copieusement bottée.
Elle ferme et essore un parapluie ; enlève son imperméable qu'elle suspend au perroquet.
Elle se dirige vers l'employé aux écritures.
La première chose que ce dernier voit d'elle, c'est le bout de ses bottes.
Il sursaute.)
La botteresse : Je vous fait toujours autant bondir ?
L'employé aux écritures : Vous me faites abonder.
La botteresse : Vous me remettez ?
L'employé aux écritures : Je vous remets puisque vous avez pu les remettre. Vous veniez tous les jours ici, à la même heure, une interminable cigarette entre les lèvres. Il y a
longtemps que je vous ai remarqué, ou plutôt, il y a longtemps que j'avais remarqué la marque de vos cigarettes. Il y a longtemps que vous n'étiez pas venue. Vous pensez si je vous remets. C'est
quand les gens s'absentent qu'on s'aperçoit qu'ils existent. Je tenais absolument à vous revoir. C'était nécessaire. C'était vital. Je tenais à vous dire...
La botteresse : Quoi donc ?
L'employé aux écritures : Je tenais à vous dire que j'avais enfin trouvé le stylo que vous m'aviez demandé.
La botteresse : Ca a changé, ici.
L'employé aux écritures : C'est l'oeuvre victorieuse d'un concours d'idées de circonstances et d'associations d'idées.
La botteresse : Le téléphone est toujours en dérangement ?
L'employé aux écritures : Toujours.
La botteresse : C'est pour vous que je suis revenue.
L'employé aux écritures : Vous avez à ce point besoin d'écrire ?
La botteresse : Non. De vous voir, de vous entendre. Je me suis laissée dire qu'avec vous, je pouvais me laisser faire.
L'employé aux écritures : Je ne suis pas comme les autres.
La botteresse : Je sais.
L'employé aux écritures : Vous savez décoder et décrypter les situations ?
La botteresse : Non, c'est plus simple que ça. Un jour que vous n'étiez pas là, j'ai ouvert vos boîtes. On ne va pas mégoter.
L'employé aux écritures : Alors vous savez tout ?
La botteresse : Tout. L'anomalie n'est pas condamnable. L'insolite non plus.
L'employé aux écritures : J'ai mal perdu mon innocence. Mon père était insignifiant, ma mère m'a fait mâle et...
La botteresse : Chut ! L'inexplicable ne souffre aucune explication. Je suis lasse de ces "m'as-tu-vu" soi disant irréprochables qui cachent leurs crasse sous leur vernis et qui,
un jour de grand vent, tombent le masque et se révèlent être infects, odieux. Avouer d'abord ses travers, c'est le meilleur moyen d'apprécier ensuite les qualités. Je sais combien dissimuler vous
coûte. Certains jours, vous n'y arrivez plus. Je sais par ailleurs tout le bien qu'on pense de vous. Je vous observe depuis longtemps. Je sais ce qui vous pèse. Je sais les semelles de plomb qui
vous oppressent le coeur. Moi, je vais, je veux vous aider. Sans calcul. Pour la pureté de derrière l'impureté que vous n'avez pas souhaitée. Pour ce qui s'est insidieusement installé. On ne vous
a pas indiqué la bonne route. Vous avez emprunté un itinéraire de déviation. Oui, je vais, je veux vous aider. Je sais que ça ne se fait pas. Ce n'est pas dans la norme ; ce n'est pas dans la
convention, mais moi, je vous propose la botte.
(A suivre.)