Mademoiselle : Monsieur, je comprends votre souffrance. Et je la partage. Je souffre pour vous. Autant que vous. Mais il me
semble que vous faites erreur sur la nature de cette agence : on n'y vient pas pointer pour du travail comme vous le sous-entendez. On y vient, tout aussi contraint et forcé, je dois dire... On y
vient...
L'illusionniste (Avec interrogation appuyée et insistance.) : Mademoiselle ?
Mademoiselle : On y vient... à la recherche d'une âme soeur.
L'illusionniste : Comment, vous voulez dire que cette agence est matrimoniale ?
Mademoiselle : Oui, monsieur.
L'illusionniste : Mademoiselle, vous êtes cynique.
Mademoiselle : Plût à Dieu que je le fusse. J'aurais à cette heure tous les hommes de cette ville à mes pieds. Or, je ne peux déplorer que la béance de leur absence.
L'illusionniste : Ah ! Vos mots, Mademoiselle ! Surveillez vos mots !
Mademoiselle : Qu'ont-ils, mes mots ?
L'illusionniste : Ils me blessent. Cette agence est pour la l'emploi. Ne me contariez pas.
Mademoiselle : Je ne sais qui ou quoi pourrait vous ouvrir les yeux que vous avez tout remplis de la poudre que vous jetiez à ceux des autres... Qui ou quoi... Il y a bien cette
enseigne, mais elle ne nous enseigne rien... Qu'y-a-t-il inscrit à la craie, là, à côté de la plaque ?
L'illusionniste (Il se penche pour lire.) : Les murs ont des arêtes.
Mademoiselle : Maigre indice. Cette agence est matrimoniale. Ne suffit-il pas que je l'affirme ?
L'illiusionniste : Cette agence est pour l'emploi.
Mademoiselle : Monsieur, vous n'êtes pas bon.
L'illusionniste : Mademoiselle, vous êtes ingrate.
Mademoiselle : Il faudra bien nous départager... Tenez, justement, un passant.
(On voit un passant au fond de la scène.)
L'illusionniste : Non !
Mademoiselle : Non ?
L'illusionniste : Non, justement. Un passant. (Il appuie sur "un".) Un incomptétent.
Mademoiselle : Il faudrait souhaiter qu'il s'arrête.
L'illusionniste : Ah ! Alors là, s'il s'arrête...
Mademoiselle : Il deviendra intelligent ?
L'illusionniste : Non, mais il nous ressemblera. Et alors nous pourrons l'interroger. Je crois qu'il atténue son pas.
(A suivre.)
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CES PHRASES QU'ON AURAIT VOULU ECRIRE
Après Jean Giono, invité le 22 août, c'est au tour de mon camarade Tchekhov de s'installer ici. Est-il utile (dussé-je voir s'épanouir ou s'évanouir toute forme de
prétention) de vous souffler les mots de projection, tranfert, mimétisme ?
" Nina : Votre vie est si belle !
Trigorine : Qu'a-t-elle de particulièrement beau ? (Il consulte sa montre.) Je dois aller travailler. Excusez-moi, je n'ai pas le temps. (Il rit.) Vous avez écrasé mon cor
le plus sensible, comme on dit, et voilà que je commence à m'agiter, à me fâcher un peu. Soit, parlons-en, de ma vie, belle et lumineuse. Par où commencer ? (Après avoir réfléchi :) Il
existe des idées fixes, ainsi, par exemple, il y a des gens qui ne peuvent s'empêcher de penser à la lune, nuit et jour ; eh bien, à chacun sa lune ; la mienne, c'est jour et nuit cette
pensée obsédante : tu dois écrire, tu dois écrire, tu dois... Un récit à peine terminé, il faut, on ne sait pourquoi, que j'en commence un autre, puis un troisième, puis un quatrième... J'écris
sans arrêt, comme si je courais la poste, et pas moyen de faire autrement. Qu'y-a-t-il là de beau et de lumineux, je vous le demande ? Oh ! Quelle vie absurde ! Me voilà seul avec vous, je suis
ému, et pourtant, à chaque instant, je me dis qu'une nouvelle, restée inachevée, m'attend. Je vois un nuage dont la forme rappelle celle d'un piano ; je pense aussitôt qu'il faudra mentionner
quelque part un nuage qui ressemble à un piano. On sent une odeur d'héliotrope ; je m'empresse de noter : odeur sucrée, couleur de deuil, à évoquer dans la description d'un soir d'été. A chaque
phrase, à chaque mot, je vous épie, comme je m'épie moi-même, et je me dépêche de serrer ces phrases et ces mots dans mon garde-manger littéraire. Qui sait ? Cela pourrait servir. Le travail
fini, je cours au théâtre, je vais à la pêche, belle occasion de me détendre, d'oublier. Pensez-vous ! Déjà, dans ma tête, remue un nouveau sujet, lourd boulet de fonte, et je me sens poussé vers
ma table, et j'ai hâte d'écrire et d'écrire encore. Et c'est toujours, toujours ainsi, et je me prive moi-même de repos, et je sens que je dévore ma propre vie, que pour ce miel que je donne Dieu
sait à qui, dans le vide, j'enlève le pollen de mes plus belles fleurs, j'arrache jusqu'aux fleurs et j'en piétine les racines. Ne suis-je pas fou ? Est-ce que mes amis et connaissances me
traitent comme un être normal ? "Qu'écrivez-vous ? Qu'allez-vous nous donner ?" Cela ne varie jamais, et il me semble que ces attentions, ces compliments, cette admiration, tout n'est qu'une
ruse, qu'on me trompe comme un malade ; et j'ai parfois peur qu'un beau jour, on ne me surprenne par derrière, qu'on se saisisse de moi et allez, à l'asile, comme Poprichtchine*. Et autrefois,
dans les meilleures années de ma jeunesse, quand je débutais, le métier d'écrivain était pour moi un véritable calvaire. Un petit écrivain, surtout quand il n'a pas de chance, se croit malhabile,
gauche, inutile ; ses nerfs sont tendus, usés ; irrésistiblement attiré par les gens qui s'occupent de littérature, ou d'art, il tourne autour d'eux, inaperçu, méconnu, et, comme un joueur
passionné qui n'aurait pas un sou, il n'ose pas regarder les autres en face, il a peur. Je ne connaissais pas mon lecteur, mais, je ne sais pourquoi, je l'imaginais inamical, méfiant. Je
redoutais le public, il m'épouvantait, et quand je faisais jouer une nouvelle pièce, il me semblait que tous les hommes bruns m'étaient hostiles, et tous les hommes blonds d'une indifférence
glaciale. Oh ! C'était horrible ! Quelle souffrance !
* Personnage de Gogol, "Le Journal d'un fou"
Anton Tchekhov (La mouette)