L'illusionniste : Illusion d'optique. Mirage. Hallucination.
L'horloger : Il a raison : c'est vous qui n'arrêtez pas de bouger. Vous ne tenez pas en place.
Mademoiselle : Quelle heure est-il ?
L'illusionniste : "Neuve" heure.
L'horloger : Je disais que j'avais un ami collectionneur. Il collectionne les désillusions. Et un jour, il en a eu une, très grande. Une belle pièce : il a perdu toute sa
collection !
L'illusionniste : Ne vous érigez pas en faiseur de paraboles, horloger ! Vous n'y réussissez pas bien. Les donneurs d'images les donnent souvent sans regarder ce qu'elles
représentent. Et les donneurs de morale sont souvent plus cruellement désappointés que les moralisés. Et de grâce, soyez un peu plus indulgent avec les artistes, surtout quand ils ont rendu
l'art. Vous n'avez jamais vu mon numéro ?
L'horloger : Non.
L'illusionniste : Vous n'avez jamais vu mon numéro ? Ah ! Monsieur ! D'un chapeau-claque, je faisais apparaître des elfes et des ondines aux berges d'une rivière de diamants
qu'Alcyon effleurait de son aile. Pour célébrer sur les fonts baptismaux la naissance de dix-huit naïades, l'échanson des dieux venait servir le philtre qui transformait les larmes en or pur.
Assistaient aussi aux cérémonies douze douzaines de sylphides callipyges soumises et rangées, un quarteron de rosières vêtues comme à Carême-prenant, un banc de sirènes frétillantes et argentées
qui apprenaient la valse à des albatros empruntés, soixante-quinze déesses cosmopolites glissées dans de hautes bottes de cuir bleu et des myriades de figurants dociles, priant avec ferveur, à
genoux aux pieds d'Omphale triomphante. Je faisais descendre le serpent du caducée, sortir l'hydre de Lerne et tous les loups de Paris. (Il monte sur un banc public pour
poursuivre sa déclamation.) J'étais le meilleur des illusionnistes. Et puis un jour, il a fallu se rendre à l'évidence : l'apparat était devenu dérisoire. On a crié à l'imposteur, au
charlatan ; on m'a chassé du temple, voué aux Gémonies. Et voici à quoi je suis réduit aujourd'hui : à venir pointer dans cette agence miteuse aussi fermée que l'esprit d'un public aveuglé par
les nouveaux marionnettistes. Oh, mais je ne suis pas fini, moi. Je leur montrerai que je suis encore un artiste, un vrai, un pur, un sincère, un grand. Le grand Manolo ! El grande Manolo ! The
great Manolo ! And now, ladies and gentlemen, the greatest showman in the world : the great Manolo ! Je suis le grand Manolo ! (Plus fort, en s'époumonnant :) Je suis le grand
Manolo !
(Pendant qu'il parle, des passants se regroupent autour de lui.
A la fin de sa tirade, on lui tend des papiers pour qu'il signe des autographes.
Quelqu'un dit : "Un autographe, Manolo, s'il vous plaît...")
Personne n'a de quoi écrire ?
(Les gens s'interrogent mutuellement et secouent la tête, négativement.
S'adressant à Mademoiselle et à l'horloger :)
Et vous, auriez-vous de quoi écrire ?
L'horloger : Pas le moins du monde. De nos jours, on n'écrit plus ; on se téléphone.
(Le groupe se disloque ; les gens s'éloignent.)
L'horloger : Il est navrant de constater que la célébrité tient à peu de chose. Si j'osais, je donnerais dans l'humour à bas étage et dirais que vous avez mauvaise mine ! Mais,
dites-moi, le grand Manolo ne pourrait-il pas, d'un coup de baguette magique d'un seul, faire ouvrir cette agence, tout comme il fait sortir l'hydre de Lerne, et tout comme, du reste, il aurait
pu faire apparaître... un stylo-bille ?
L'illusionniste : Mes attributions et mes pouvoirs ont besoin d'une solide confiance pour s'exprimer. Or, tout me porte à croire qu'auprès de vous, je ne l'ai pas gagnée du tout.
C'est le moins qu'on puisse dire.
(A suivre.)