L'illusionniste : La nuit est tombée. Il est "neuve" heure et la nuit est tombée.
L'horloger : Comme on tombe en désuétude.
L'illusionniste : Comme on tombe amoureux.
Mademoiselle : Amoureux ?
L'illusionniste : Amoureux. Il est vrai que vous ne connaissez pas l'équivoque vocabulaire de l'amour. On tombe amoureux. On déclare sa flamme. Sa flamme ! On se retrouve dans le
plus simple appareil. Le plus simple appareil ! On se retrouve devant un superbe complexe sportif et anatomique, devant un puissant groupe électogénétique qui ne demande qu'à vibrer : le
plus simple appareil ! Il n'y a pas que les lois du Seigneur qui sont impénétrables ; celles de l'amour aussi. Qui trop embrasse mal étreint. Qui trop embrase mal éteint. Toujours la flamme qui
vacille. Autre expression : il y a loin de la coupe aux lèvres et il faut toujours tourner sa langue sept fois dans sa bouche avant de la tirer. "Tirez la langue ! Mais elle est chargée ? Vous
n'auriez pas dû tirer ! C'est mon amour-propre que vous avez blessé. Et mon amour-propre pourra-t-il toujours aller et venir ; se retirer et reprendre du service ; glisser comme une souris et
s'en aller à pas de loup ; chasser le naturel et revenir au galop ; (Il parle de plus en plus vite.) battre la retraite et battre le rappel ; rappeler à l'ordre à ordonner le
repli ; tirer sa révérence et saluer à nouveau ; mais aussi parfois s'inscrire en faux et rectifier le tir ; enfiler ses chaussettes et rendre son tablier ; filer à l'anglaise et... répéter à
l'italienne.
L'horloger : C'est reparti ! C'est pour ne pas perdre la langue que vous récitez vos bribes de spectacle ? Que vous donnez la sérénade entre chien et loup ? Qui croyez-vous voir
apparaître au balcon de cette agence ? Un public en liesse vous bissant ? Juliette ou Agnès, tout en candeur vous sussurrant : "Nous avons des tas de propositions à vous faire ; tous les grands
music-halls vous ouvrent leurs bras". A ce compte-là, je peux moi aussi invoquer Saint-Eloi, le patron des orfèvres, et mademoiselle n'aura qu'à prier Cupidon qu'il veuille bien extraire une
flèche de son carquois et l'utiliser à bon escient.
L'illusionniste : Je ne voulais pas me donner en spectacle. Pardonnez-moi si mes verbes à la ville se confondent avec ceux de la scène. Je voulais seulement faire comprendre à
mademoiselle combien l'amour est imprévisible.
L'horloger : Imprévisible. Tout comme l'est le travail. Tout comme l'est l'argent. Leurs courbes statistiques font le régal des gazettes et des échotiers qui en sont
friands. Chiffres imprévisibles. Sondages imprévisibles. Intentions d'agir ou de ne pas agir imprévisibles. Calculs sériels et obtus imprévisibles. Résultats alarmistes ou optimistes
imprévisibles. Prévisions... imprévisibles mais qu'on prévoit quand même. Des abscisses absconses désordonnées. Qu'on prévoit quand même et qu'on encadre dans des tableaux aussi abstraits que
bigarrés. Du Picasso ! Je vous donne mon dernier billet : les murs de cette agence doivent en être tapissés : lignes qui caracolent vers des cimes extatiques, qui dansent la valse-hésitation ou
qui chutent dans des abysses insondables, et quel que soit l'usage que chacun de nous lui a affecté. Vous pouvez y aller de vos pamphlets. Vous avez de la matière... Il y aurait beaucoup à
dire...
Mademoiselle : Justement. Nous ne dirons plus rien sur ce chapitre qui ne soit constructif : les arêtes de ces murs s'en ressentiraient.
(Un temps.)
Alors vraiment, vous pensez qu'elle va ouvrir, maintenant que nous nous sommes remis debout après un petit moment de faiblesse ?
(A suivre.)