DEUXIEME ACTE
(L'enseigne de l'agence est toujours allumée.
Les personnages n'ont pas bougé ; ils semblent dans l'attente d'une hypothétique ouverture.)
L'horloger : Eh bien, voici que nous allons enfin pouvoir voir les choses sous un nouvel éclairage. Nous avons bien fait d'attendre. (Désignant l'agence :) Ses
activités s'exercent nuitamment : les esprits sont plus sereins. Et constatez comme cette lumière est intelligente et discrète : elle caresse juste ce qu'il faut la façade tout en épargnant les
pierres angulaires de l'édifice. C'est la nuit, et la nuit seule qui se charge de les arrondir. Les arêtes sont moins saillantes et les oreilles sans doute plus indulgentes.
L'illusionniste : Moi, je ne vois là qu'une zone d'ombre de plus. Cette lumière est trop crue pour qu'on la croie. Elle me rappelle une comptine que je raconte dans les kermeses
scolaires : "La lumière était trop haute. Je voulus baisser la note. Et d'un geste de la main, je l'atteignis. La lumière était trop jaune. Je voulus ta teindre en gris. Et d'un geste de la main,
je la teignis. La lumière était trop vive. Et mes yeux déjà s'esquivent. Et d'un geste de la main, je l'éteignis."
Mademoiselle : Reconnaissons-lui au moins le mérite de matérialiser cette agence, même si elle brille par son absence. Alors ? (Elle se tourne vers
l'illusionniste.)
L'illusionniste : Alors ? (Il se tourne vers l'horloger.)
L'horloger : Alors ? (Il se tourne vers mademoiselle.)
L'illusionniste : On continue à jouer "En attendant Godot" ou on passe au boulevard ?
Mademoiselle : Un repli équivaudrait à une fuite ; moi, je reste.
L'horloger : Je reste aussi, malgré la nuit qui fraîchit. On dirait qu'il va pleuvoir...
L'illusionniste : Oui, c'est très probable. Les prévisions... imprévisibles l'ont prévu. Je l'ai lu tout-à-l'heure avant que vous n'arriviez sur ce journal que quelqu'un a oublié
là. (Il désigne un journal sur le banc public. Il s'en saisit, l'ouvre, feuillette quelques pages et lit :) "Quelques ondées ne sont pas à écarter en soirée." Et bien, malgré le
déluge annoncé, je reste des vôtres. Nous affronterons ensemble les caprices de Jupiter. Tenez, en attendant, nous pourrions finir de résoudre cette grille de mots croisés : il ne manque qu'uné
définition. Alors... En six lettres : piqua une robe.
Mademoiselle : Piqua une robe... Piqua une robe... Ourla ? Non, il n'y a que cinq lettres. Piqua une robe... Déroba !
L'illusionniste : Dé-ro-ba. Cette couture est subtile.
Mademoiselle : Elle est surtout subtilisée.
L'horloger : Et hormis la météo et les jeux de mots au trente-sixième degré dessous la ceinture, que claironne ce journal ? Peut-être un quelconque pavé dans la mare aux canards
donne-t-il les heures d'ouverture de cette agence ?
L'illusionniste : Il y a bien des réclames pour un grand bazar, une marque de parapluie, un vin tonique, une station thermale... les horaires des chemins de fer... Si vous voulez
le consulter vous-même...
(Il tend le journal à l'horloger. Ce dernier le feuillette à son tour, esquisse quelques plissements de front en signe de doute ; puis son étonnement va grandissant ; il se reporte bruquement
à "la une".)
L'horloger : Si la nuit est fraîche, ces nouvelles ne le sont pas et n'ont aucune chance de l'être. Savez-vous de quand date ce journal ? Neuf octobre mil neuf cent
soixante-dix-huit. L'année où nous avons connu trois papes et le jour où Jacques Brel nous quittait pour toujours. Il y a trente ans !
L'illusionniste : C'est sidérant ! Nous n'avons pas vu le temps passer ! J'ai pourtant vu, de mes yeux vu une jeune femme oublier ce journal qui était celui du jour
tout-à-l'heure et ici-même, et nous voici transportés un peu plus loin...
Mademoiselle : J'étais persuadée qu'il n'y avait qu'un tout petit quart d'heure que nous étions ensemble...
(A suivre.)