Mademoiselle : Pardonnez-moi cette naïveté : il n'y a donc personne dans votre vie ?
L'illusionniste : Dans ma vie, il n'y a eu que des femmes-mirages, des femmes-fusées, des femmes-satellites, des femmes-canons, toutes radieuses, resplendissantes, que je faisais
apparaître dans un halo de lumière bleutée, dans leur costume de serge, dentelle, cuir et ocelot, bottées jusqu'aux cuisses, gantées jusqu'aux coudes, alourdies de bijoux, et qui, en coulisses,
quittaient leurs clinquantes parures et retrouvaient leurs pantalons de jean et leurs maris respectifs. Voilà ce qu'ont été les femmes de ma vie : celles des autres et celles pour tous. Celles
qui ont compté sans donner et celles pour qui j'ai donné sans compter. Mais voici donc la vie au service d'une cause humanitaire : l'amour. Et vous le personnifiez comme si vous aviez toujours
tenu le rôle tenu secret. Et il n'est pas de composition ! Et là, ce n'est pas de l'illusion, c'est de la magie : laissons-là opérer.
Mademoiselle : Alors, vraiment, vous m'accepteriez comme opératrice dans vos spectacles ?
L'illusionniste : Oui... Oui... Je vous veux pour ceux de la ville comme pour ceux de la scène. Vous me ferez passer les anneaux, un à un, uniques et solitaires. Je les ferai
tinter, l'un contre l'autre pour éprouver leur solidité et les imbriquerai l'un dans l'autre sous le regard étonné de l'assistance. C'est un très vieux tour d'adresse qui marche toujours, les
anneaux...
Mademoiselle : Je suis venue ici, à cette adresse qu'on m'avait confiée, dont vous avez refusé la compétence, et j'en découvre une autre, tout aussi réputée.
L'illusionniste : Je dois vous dire que j'en ai douté quelques instants... Vous et l'horloger étiez si... sincères, et si... nécessiteux... J'ai le devoir de vous avouer que je
n'étais plus sûr de rien, pas même des services proposés par cette agence. J'ai bien tenté de faire le fanfaron, le polichinelle détenteur de ses faux secrets, mais la parade commençait à
s'essoufler...
Mademoiselle : J'y ai moi aussi perdu mon latin, et j'ai cru, un instant, à une plaisanterie de mauvais goût : ne m'aurait-on pas expédiée ici par jeu, pour amuser la galerie ?
Nous ne le saurons peut-être jamais. Moi, j'ai trouvé ce que j'y étais venu chercher, et sans même pousser cette porte qui nous a fait jouer un huis-clos... en plein air et sous la pluie !
L'illusionniste : Il a permis une relation de cause humanitaire à effet immédiat : des baleines pour notre nouvel ami commerçant, une rencontre qu'il faudra vouloir constructive
pour vous, et pour votre serviteur...
Mademoiselle : ... le retour de votre public qui vous avait déserté parce que vous n'étiez plus à sa portée. Vous venez seulement de retrouver la vue, Manolo. Vos yeux étaient à
dix centimètres de vos orbites : vous ne pouviez voir que des reliefs, des faux-semblants, des faux-fuyants, des images en trompe-l'oeil, oeil que vous rinciez avec des éclaboussures d'eau
croupie. Vous avez privilégié le paraître sur l'être et personne ne vous a suivi. Pire : on vous a laissé tomber. Emule d'Houdini contrarié. Ce que vous pensiez être une longueur d'avance n'était
en fait qu'un net recul au hit-parade de la popularité. Vous aviez de belles formules, mais mieux vaut être un bien parlant qu'un beau parleur. Vous l'avez appris avec nous, comme nous, grâce à
cette école de patience (Elle désigne l'agence). Oh, bien sûr, vous avez rongé votre frein, sur les mêmes rangs qu'un modeste horloger et une mendiante d'affection, en tentant bien de
nous haranguer du haut de votre suprématie de carton-pâte. Il aura suffi d'un peu de pluie... Un peu de pluie seulement pour faire fondre les décors et vous laver les yeux. L'apparat est devenu
dérisoire ; la simplicité a retrouvé tout son éclat. Je vous aime... Manolo... Très fort.... Je vous aime maintenant...
(A suivre.)