A B.
En mémoire de son père
affectionné.
(Un nouveau coup de feu se fait entendre.
La jeune femme, effrayeé, se lève, va se plaquer contre l'arbre à manivelle, se colle à lui, le serre, semble danser avec lui.
Elle prend bien soin de ne pas toucher la manivelle, ce qui donne lieu à des attitudes un peu ridicules.
Lumière tamisée sur le plateau.
Le Musicien entame une musique lente.)
Le Musicien : Ca ne va pas, vous ? Qu'est-ce que je peux faire ?
La jeune femme : Oh, vous ne comprendriez pas. C'est difficile de bien se faire comprendre...
Le Musicien : Oui, je sais. C'est bien pourquoi nous sommes là...
La jeune femme (D'un ton las.) : Ah, oui, c'est vrai, j'avais commencé à l'oublier...
Le Musicien : Je repense à notre journaliste localier. Après tout ce que vous lui avez dit, vous n'avez pas peur que les acrobaties qu'il va faire avec les apostrophes et les virgules ne soient pas trop périlleuses ? Il n'a même pas parlé des points-virgules. Rien ne semble arrêter cet homme.
La jeune femme : Avec les textes aussi peu charpentés qu'il a dit pouvoir produire, il n'y a pas de grande crainte à avoir. Tous les mots sont des événements, mais pas chez lui.
(Elle se défait lentement de l'étreinte de l'arbre.)
Vous ne trouvez pas que la nuit tarde à venir ?
Vous n'avez pas les moyens de l'anticiper ?
Le Musicien : Si.
(Il joue un morceau très "jazz".
La nuit tombe progressivement.
La jeune femme allume un feu de bois mort, près des tas de pierre.)
La jeune femme : Aucun instant ne ressemble à un autre. Je me sens presque bien. J'arrive presque à faire le deuil de mon père. Il est mort, assurément. Je m'en souviens
maintenant, il est mort. Ma tête se désencombre.
Le Musicien : Dans ces conditions, seriez-vous disposée à m'expliquer, puisque nous sommes entre nous, à quoi sert cette manivelle ?
La jeune femme : Venez vous asseoir autour du feu.
(Le Musicien s'exécute.)
Vous savez...
Le Musicien : Non.
La jeune femme : Tout ça, c'est un peu...
Le Musicien : Oui.
La jeune femme : C'est... Comment dirai-je ?
Le Musicien : Je ne sais pas.
La jeune femme : Je ne vous raconte pas...
Le Musicien : Vous devriez.
La jeune femme : Inutile de vous dire...
Le Musicien : J'ai un ami qui peint des pinceaux. Je connais à présent quelqu'un qui ne finit pas ses phrases.
La jeune femme : Il peint des...
Le Musicien : Des pinceaux. Oui, il peint des pinceaux. Il faut bien que quelqu'un le fasse...
(A suivre.)
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Brèves
Soit dit en passant
France Inter, qui me distrait souvent, qui me cultive, qui m'irrite parfois, qui m'informe, qui m'angoisse quelquefois, qui assiste à mes endormissements
et à mes réveils, mais qui m'accompagne toujours était aujourd'hui en grève et avait ouvert un robinet musical qui a le pouvoir de me noyer.
Or; il était ce matin 8 h 46 quand de ce robinet a coulé de l'or.
C'était ma chanson préférée. "Les passantes".
Cette chanson a une histoire. Contrairement à ce que l'on pense, et bien qu'interprétée par Georges Brassens, les paroles ne sont pas de lui. Du reste, chaque fois qu'il l'a interprétée,
il a tenu à en citer l'auteur.
Brassens découvre au marché aux puces un petit livre publié à compte d'auteur et ses yeux tombent sur un texte qui le subjuge. Ce sont ces fameuses "passantes". L'auteur est un
certain Antoine Pol.
Brassens fait tout pour le retrouver, car il compte le mettre en musique et l'inclure à son répertoire. Peine perdue. Aucune trace d'Antoine Pol qui avait "immatriculé"
son texte en nul endroit.
Or, un jour, le secrétaire de Brassens, Pierre Onténiente, reçoit un coup de fil. Au téléphone, un vieux monsieur demande poliment l'autorisation de reproduire quelques textes
de Brassens dans le journal de son association.
Avant d'avoir donné son accord et de raccrocher , le secrétaire demande le nom de son interlocuteur.
" - Je m'appelle Antoine Pol."
C'était l'auteur des "passantes"
Brassens a dû, m'est avis, être aussi heureux qu'Antoine Pol.
Brassens a dû, m'est avis, être aussi malheureux que lorsqu'il a appris la mort de Brel ; quand il a appelé Antoine Pol pour lui dire que la chanson était prête à être
chantée sur scène à Bobino : Antoine Pol n'a pas répondu au téléphone. Il venait de mourir.
JF
Les passantes
Je veux dédier ce poème
A toutes les femmes qu'on aime
Pendant quelques instants secrets,
A celles qu'on connaît à peine,
Qu'un destin différent entraîne
Et qu'on ne retrouve jamais.
A celles qu'on voit apparaître
Quelques secondes à sa fenêtre,
Et qui, presque, s'évanouit,
Mais dont la svelte silhouette
Est si grâcieuse et fluette
Qu'on en demeure épanoui.
A la compagne de voyage,
Dont les yeux, charmant paysage,
Font paraître court le chemin ;
Qu'on est seul peut-être à comprendre
Et qu'on laisse pourtant descendre
Sans avoir effleuré la main.
A celles qui sont déjà prises
Et qui vivant des heures grises,
Près d'un être trop différent,
Vous ont, inutile folie,
Laissé voir la mélancolie
D'un avenir désespérant.
Chères images aperçues,
Espérances d'un jour déçues,
Vous serez dans l'oubli, demain ;
Pour peu que le bonheur survienne,
Il est rare qu'on se souvienne
De tous ces bonheurs entrevus,
Aux baisers qu'on n'osa pas prendre,
Aux coeurs qui doivent nous attendrent,
Aux yeux qu'on n'a jamais revus.
Alors, aux soirs de lassitude,
Tout en peuplant sa solitude
Des fantômes du souvenir,
On pleure les lèvres absentes
De toutes ces belles passantes
Que l'on n'a pas su retenir.
Antoine
Pol