(Le Musicien s'approche de la jeune femme.)
Le Musicien : Vous avez sans doute évité le pire. Il y a cependant quelque chose qui m'interroge. Il a semblé hésiter. Qu'allait-il accomplir en se saisissant de la
manivelle : fumer la cigarette du condamné ou bien déclencher avant et presque avec lui une catastrophe ? Sauriez-vous me répondre ?
La jeune femme : Je saurai mais je ne sais pas si je pourrais...
Le Musicien : Je n'en saurai donc pas plus...
Dites-moi, vous vivez avec les hommes ou entre les hommes ?
La jeune femme : (Elle enlève la corde.) De la corde de pendu. Il paraît que ça porte bonheur. (Elle enroule la corde, replie le siège ; marque un temps d'arrêt
derrière l'arbre.)
Le Musicien : Qu'est-ce qu'il a écrit ?
La jeune femme : (Elle lit :) "J'en ai marre de vivre pour souffrir. Et pourtant, je
veux pas mourir." Il faisait des petits bouts d'essai. Ce doit être un homme de théâtre... Je...
Le Musicien : Oui ?
La jeune femme : Non, rien.
Le Musicien : Vous alliez...
La jeune femme : Non, vraiment, rien. Vous savez, on prépare plein de choses, et puis, quand on veut les dire, on ne les dit pas...
(On entend un coup de feu. Puis un second. Un doublé.
La jeune femme, maintenant affolée, se blottit contre l'arbre.)
Non ! Les chasseurs ! Les viandards !
(Le Musicien s'approche de la jeune femme, lui fait quitter l'étreinte de l'arbre ;
elle semble dans un état second. Il la serre dans ses bras.)
Le Musicien : Allons, tout va bien. Calmez-vous...
(La jeune femme s'aperçoit qu'elle est dans les bras du Musicien, et s'en dégage prestement.)
La jeune femme : Vous savez, monsieur, c'était bien avant qu'il meure, mon père. Nous allions à travers les maïs moustachus et les blés barbus. Notre chien nous
accompagnait. Le ciel était limpide et pur, comme l'air. Je ne me posais pas de questions. Parvenus dans les prés verts, mon père sortait son couteau de sa poche, le dépliait, et coupait des
ravenelles. Les ravenelles, vous ne savez peut-être pas ce que c'est ? C'est une sorte de moutarde sauvage. Les lapins en étaient friands. La terre, les champs, autour, respiraient à pleines
pores, libres.
Le chien avait flairé un trou qu'avec ses pattes il agrandissait, puis il collait son mufle dans la poudre de terre. Sensuel, un chien...
Pourquoi les papillons, magnifiques oeuvres de peintres, voletant léger de pétale en sépale, ne m'émerveillaient-ils pas autant qu'ils le font aujourd'hui, maintenant que je n'en vois plus ?
Nous nous approchions du bois où, en lisière, près des bruyères à balai, notre voisin Pipe-Lune n'avait pas son pareil pour faire des fagots. Je crois qu'il était un peu fou. Mon père disait que
c'était à cause de bombardements pendant la guerre.
Le Musicien : Allez, venez ; je vous emmène.
La jeune femme : Où va-t-on ?
Le Musicien : Un peu plus loin qu'ici. Il y a trop de choses à savoir ici. Cela rend la vie compliquée. Cela rend malade..
La jeune femme : Il va falloir voir du monde... Surtout ne pas voir du monde ! Je ne veux pas. Je
sais où vous voulez m'emmener : chez les aventuriers des presse-boutons et des tourne-molettes. Pas question.
Le Musicien : Mais enfin, vous ne pouvez pas éternellement vivre dans le culte d'un mythe dont vous-même ne semblez connaître ni les tenants ni les aboutissants. Une manivelle !
Sur une voiture, et encore, une très vieille voiture, un tacot ; sur une caméra, et encore, une très vieille caméra ; au dessus d'un puits, près d'une écluse ou d'une barrière de passage à
niveau, passe encore... Mais sur un arbre !
Selon ma semi-volonté, cette pièce se singularise par le fait qu'elle soit
inachevée.
Quand j'ai vu ce qu'il restait à écrire pour bien faire "chuter" l'arbre à manivelle, j'ai été pris de vertige. Tant de possibilités s'ouvraient à moi.
Il reste au moins une situation de mystère à créer autour de la manivelle (après "les jours féries" et "le suicidaire".)
Et puis, sur un plan plus pratique (et cruel), je traverse une période où j'ai du mal à écrire, non pas par manque d'inspiration, mais car je suis bloqué par les TOC de réécriture, qui me
contraignent à repasser sur les lettres jusqu'à trouer le papier. Il reste l'ordinateur, me direz-vous...
Aux TOC, se sont tout dernièrement annexés des TAG (troubles d'anxiété généralisés) et des attaques de panique. C'est beaucoup pour un seul homme.
Cruellement, c'est au moment où sortait mon livre "J'ai très bien connu Jacques Brel", mon rêve d'enfant -qui se muait incroyablement en cauchemar !- que j'ai connu les pires
affres indicibles...
Une toute petite lueur semble revenir, une toute petite étincelle encore vacillante, dans l'obscurité de mes maudits événements de vie.
Je ne veux surtout pas faire pleurer Margot dans les chaumières. "Ca reviendra". "D'autres ont connu ça" m'ont dit des amis. J'ai pensé à Jean Carrière qui, après
son "Epervier de Maheux" Goncourisé et les épreuves épouvantables qui ont suivi (deuil, séparation, maladie, etc...) Il me reste des textes écrits, et puis lisez ce qui
suit...
Allez, "ça reviendra".
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EVENEMENT
JE PERSISTE ET SIGNE
Il n'y aura pas Philippe Delerm ni Richard Bohringer, et ce ne sera pas une foire aux livres et aux cucurbitacées. Mais presque. Il y aura mon vieil ami Marc Rouquié,
qui a écrit plusieurs monographies sur le village où j'ai grandi.
Ce ne sera pas à Paris ni à Brive, ni à Genève. Ce sera à Bessières, gros bourg d'environ 3 000 feux, rendu célèbre grâce à son omelette géante et sa confrérie
qui a essaimé dans le monde entier.
Chaque année, durant les fêtes pascales, à Bessières, situé à 25 km de Toulouse, on confectionne une omelette de 5 000 oeufs (avec du piment d'Espelette), ensuite
offerte au public.
La gratuité, les premiers beaux jours, le village où coule une paisible rivière draine un public que les plus marseillais des bessiérains estiment à 70 000 personnes.
Venons en aux faits : en marge de la manifestation, se tient, outre les traditionnelles joyeusetés festives, sous la halle du "marché au gras" (Ca me va très bien ; j'espère seulement que
personne ne viendra m'acheter) une enfilade de stands où il se peut trouver tout ce que la création permet, du tricotage de dames-patronnesses aux derniers gadgets dans le vent.
"On" a appris que j'avais écrit un livre. "On" m'a proposé un stand. "On" va imprimer mon nom sur le programme officiel !
Je vais donc jouer, pour la toute première fois, à l'écrivain, derrière mes piles, sourire aux lèvres et stylo à la main (attention aux trous....)
Je vous promets que si je vends 70 000 exemplaires de "J'ai très bien connu Jacques Brel", j'écris la biographie du (de la) 70 000 lecteur(trice).
JF
L'oeil
d'Ixène - Le Figaro Littéraire 19 mars 2009