"A PROPOS DE BOTTES" a invité aujourd'hui à sa
table Gustave Flaubert, le grand ami d'une grande amie.
Nous avons, grâce à lui, connu une grosse émotion littéraire à la lecture de l'une de ses lettres, adressée à Louise Colet, le 26 août 1853. Il y parle bottes et
littératures avec la finesse et le panache qu'on lui connaît.
QUAND GUSTAVE TIENT DES PROPOS DE CORDONNIER
J'aime les oeuvres qui sentent la sueur, celles où l'on voit les muscles à travers le linge et qui marchent pieds nus, ce qui est plus difficile de porter
des bottes, lesquelles bottes sont des moules à usage de podagre : on y cache ses ongles avec toutes sortes de difformités. Entre les pieds du Capitaine ou ceux
de Villemain et les pieds des pêcheurs de Naples, il y a la différence des deux littératures. L'une n'a plus de sang dans les veines. Les oignons semblent y remplacer les os. Elle est le résultat
de l'âge, de l'éreintement, de l'abâtardissement. Elle se cache sous une certaine forme cirée, convenue, rapiécée et prenant eau. Elle est, cette forme, pleine de ficelle et d'empois. C'est
monotone, incommode, embêtant. On ne peut avec elle ni grimper sur les hauteurs, ni descendre dans les profondeurs, ni traverser les difficultés (ne la laisse-t-on pas en effet à l'entrée de la
science, où il faut prendre des sabots ?). Elle est bonne seulement à marcher sur le trottoir, dans les chemins battus et sur le parquet des salons, où elle exécute de petits craquements fort
coquets qui irritent les gens nerveux. Ils auront beau la vernir, les goutteux, ce ne sera jamais que de la peau de veau tannée. Mais l'autre ! l'autre, celle du bon Dieu, elle est bistrée d'eau
de mer et elle a les ongles blancs comme l'ivoire. Elle est dure, à force de marcher sur les rochers. Elle est belle à force de marcher sur le sable. Par l'habitude en effet de s'y enfoncer
mollement, le galbe du pied peu à peu s'est développé selon son type ; il a vécu selon sa forme, grandi dans son milieu le plus propice. Aussi, comme ça s'appuie sur la terre, comme ça
écarte les doigts, comme ça court, comme c'est beau !
Quel dommage que je ne sois pas professeur au Collège de France ! J'y ferais tout un cours sur cette grande question des bottes comparée aux littératures. "Oui, la
Botte est un monde" dirais-je, etc. Quels jolis rapprochements ne pourrait-on pas faire sur le Cothurne, la Sandale ! etc.
Quel beau mot que Sandale ! et comme il est impressionnant, n'est-ce pas ? Celles qui ont des bouts retroussés en pointe, comme des croissants de lune, et qui sont couvertes de
paillettes étincelantes, tout écrasées d'ornements magnifiques, ressemblent à des poèmes indiens. Elles viennent du Gange. Avec elles on marche dans des pagodes, sur des planchers d'aloès noircis
par la fumée des cassolettes, et, sentant le musc, elles traînent dans les harems sur des tapis à arabesques désordonnées. Cela fait penser à des hymnes sans fin, à des amours repus... La
Marcoub du fellah, ronde comme un pied de chameau, jaune comme l'or, à grosses coutures et serrant les chevilles, chaussure de patriarche et de pâtre, la poussière lui va bien. Toute la
Chine n'est-elle pas dans un soulier de Chinoise garni de damas rose et portant des chats brodés sur son empeigne ?
Dans l'entrelacement des bandelettes aux pieds de l'Apollon du Belvédère, le génie plastique des Grecs a étalé toutes ses grâces. Quelles combinaisons de l'ornement et du nu ! Quelle harmonie du fond et de la forme ! comme le pied est bien fait pour la chaussure ou la chaussure pour le pied !
(...)
Et maintenant, nous sommes livrés à l'anarchie des gnaffs. Nous avons eu les jambarts, les mocassins et les souliers à la poulaine. J'entends dans les lourdes phrases de MM Pitre-Chevalier et Emile Souvestre, Bretons, l'assommant bruit des galoches celtiques. Béranger a usé jusqu'au lacet la bottine de la grisette, et Eugène Sue montré outre mesure les ignobles bottes éculées du chourineur. L'un sent le graillon et l'autre l'égout. Il y a des taches de suif sur les phrases de l'un; des traînées de merde tout le long du style de l'autre. On a été chercher du neuf à l'étranger, mais ce neuf est vieux (nous travaillons en vieux). Echec des rebottes à la Russe et des litttératures laponnes, valaques, norvégiennes (Ampère, Marmier et autres curiosités de la Revue des Deux Mondes). Sainte-Beuve ramasse les défroques les plus nulles, ravaude ces guenilles, dédaigne le connu et, ajoutant du fil et de la colle, continue son petit commerce (renaissance des talons rouges, genre Pompadour et Arsène Houssaye, etc.). Il faut donc jeter toutes ces ordures à l'eau, en revenir aux fortes bottes ou aux pieds nus, et surtout arrêter là ma digression de cordonnier. D'où diable vient-elle ? D'un horrifique verre de rhum que j'ai bu ce soir, sans doute. Bonsoir.
Gustave Flaubert