Héléna Noguerra (DR)
Au débotté
Lettre à Jacques Brel
Cher Jacques,
J'ai eu de la chance : il restait un coin de terre "bâtissable" au fond de cette rue qui porte ton nom. J'ai posé mon sac et la première pierre d'une maison qui, un jour, abritera les miens et
ceux qui y ressemblent. J'ai creusé les fondations de ma mémoire, de mes mains bâti les murs, j'ai posé dessus tout ça un toit de tuiles bien roses pour influencer le ciel...
Cette maison, je l'ai voulue sincère et honnête : je lui ai ouvert de grandes fenêtres sans jalousies, avec seulement des persiennes cache-pudeur.
Sur le seuil, j'ai mis en garde le visiteur ; j'ai gravé quelques mots : "Ici, pas de chien méchant ni de cerbère brutal ; seul le chat peut griffer quelquefois."
Mais hélas, cette maison, c'est tout un roman à qui il ne manque que l'héroïne qui viendra l'habiter, qui en sera la palpitation, la respiration. "Une femme fait ou défait une maison." Afin
qu'elle ne soit plus vide de sentiments et creuse de sens.
Quand viendra (reviendra)-t-elle, cette douce hôtesse, entrevue dans un mirage ou mal aimée, et partie sur un coup de tête et de talon, ou encore trouvaille livresque, inventée par un écrivaillon
qui s'ennuie ?
Pourvu qu'elle nous vienne, une nuit d'orage, apeurée par la pluie et le vent, en larmes décuplées, en bottes remontées, en quête d'un refuge...
Pourvu qu'elle nous revienne, un soir d'été, dans la lumière parfumée, ondulante et sauvage, en bottes retroussées.
Elle pourra s'asseoir et se débotter.
Pourvu qu'elle nous parvienne, intacte et ressemblante au catalogue des tardives amours ; sur sa peau ses cuirs, sur ses cuirs le poinçon du sérail des femmes esquintées...
Pouvu qu'elle vienne nous lire... me lire...
Les mots ne sont-ils pas des briques ? Les phrases des maisons ? Les auteurs des maçons ? Et chaque livre n'est-il pas un pays où chaque page est un village ?
Je te salue.
Le Maçon