Fais-moi peur, Shérif
!
Née dans la sciure, Jeannette est l'enfant de la balle type : l'itinéraire est tracé d'avance. Elle ne sera jamais pharmacienne ou fonctionnaire.
Elle n'aurait pu être qu'une de ces nombreuses filles de cirque, au destin vibrant, trépidant, certes, mais anonyme.
C'était sans compter sur l'intervention du déjà cité Shérif Amar, de quelques fleurs son aîné, cadet d'une fratrie issue d'Ahmed Ben Amar et de Marie Bonnefous, fille du directeur de la "Ménagerie Lozerienne" qui joua un rôle décisif dans la vie de la fille Mac-Donald.
Jouissant d'une grande popularité, les frères Amar, astucieux et roués, avaient lancé sur les routes de France des attractions
fort prisées du public.
Jeannette, si on la retrouve déjà adulescente, était un beau brin de fille, et avait déjà du "métier" derrière elle : loups, hyènes, serpents, ours, lions avaient été dressés par elle, et
lui avaient sans doute livré bien des secrets.
Il n'en fallait pas plus. Shérif ne demeura point insensible aux charmes de la belle et de ses bêtes. Et comme il savait y
faire, il lui donna très vite les dernières "clefs" pour un domptage "en pelotage", c'est-à-dire en douceur (Jeannette a toujours refusé de "travailler" avec les bêtes
"en férocité") et l'amena très vite dans la lumière du célèbre chapiteau vert.
Le public, semble-t-il, apprécia fort cette jeunesse, insolente de beauté, qui faisait ramper les lions à ses pieds et menait les ours à la baguette.
Le miracle des loups.
"Au XVe siècle, les amours de Jeanne Hachette et Robert Cottereau, contrariées par le Seigneur du Lau, que Jeanne a repoussé.
Après sa capture par les soldats de Charles le Téméraire, une horde de loups va la libérer et la protéger."
Reste le plus dur à trouver pour parachever la distribution : les loups !
Les frères Amar se targuent de fournir à la production des bêtes magnifiques.
Sur le tournage, dans les sommets neigeux du col de la Porte de Lautaret, au dessus de Grenoble, ils mandatent un "type formidable" pour encadrer et dresser les Ysengrin.
"Le type formidable, écrit Albert Préjean (1), nous rejoignit quarante-huit heures plus tard. C'était un colosse, moustachu et ventru, qui nous arriva botté et pris dans un
vêtement d'allure militaire, dont le noir originel était devenu d'un gris tirant par places sur le verdâtre. Sur son dolman à brandebourgs, on distinguait la trace de médailles qu'il avait dû
retirer durant le voyage.
Il se présenta :
- Mac-Donald, dompteur en férocité."
De multiples péripéties et rebondissements jalonnent le tournage.
Pour les plus curieux, il faut bien sûr se rendre dans une confortable cinémathèque voir le long-métrage, mais surtout lire les mémoires d'Albert Préjean, où il relate, avec force détails savoureux, les coulisses, ce qu'on appellerait aujourd'hui un makinf-off.
Gaston et Gustave.
Gaston Rossignol est doreur sur cuir. A-t-il gravé des abeilles sur des sous-mains ? Des arabesques et des grotesques sur des harnachements d'éléphants ? Des volutes sur des selles
de chevaux ? A-t-il dessiné sur des fouets, des chambrières et des "Perpignan" des scènes érotiques qui n'auraient pas déplu au Marquis de Sade ? Quoi qu'il en soit, c'est un grand amateur de
fauves et de ménageries.
Gustave Soury, lui, est peintre animalier. Son trait, fin et précis, restitue un bestiaire au réalisme saisissant. Des têtes de fauve, où pas un poil ne manque, aux jambes des chevaux, où pas un
muscle n'est pas saillant pour rien, son art est parfait. On lui doit de très nombreuses affiches pour les cirques et les ménageries. Pour les frères Amar, et à l'occasion de la sortie dans les
salles obscures du "Miracle des loups", il signe une magnifique composition : une meute de onze loups est matée par un seul homme qui se permet de jouer au cerceau avec les carnivores, tandis que
le texte annonce que "les superbes loups des frères Amar sont ceux qui figurent dans le grand film historique français "Le miracle des loups".
Gaston et Gustave se retrouvent chez Mac-Donald, boulevard Richard Lenoir, à la foire du Trône ou à la fête à Neu-Neu.
Ce mélange odorant de cuir, d'urine de fauve, de paille, de sciure mouillée a quelque chose de viril. On est dans
une photo de Doiseau. Noir et blanc.
Dans les odeurs de vin chaud et de châtaignes grillées ; au milieu des forains qui chahutent et montent leurs "métiers", Jeannette s'échappe de la roulotte et va donner la main à une liseuse
en ligne ou une jeteuse de sorts pour monter son entresort. Avec un intérêt à la clef. C'est qu'elle est dégourdie, la fille à Louis. A la femme à barbe-à-papa, elle dit : "Je t'aide un peu,
mais tu me donnes une cigarette ou un peu de tabac."
C'est normal, elle vient d'avoir six ans, Jeannette.
C'est comme au cinéma.
Elle vient d'avoir six ans, Jeannette, et son père l'emmène au cinéma. Voir "Le Miracle des Loups".
Le cinéma, ça change un peu du cirque. Le cirque, c'est pas du cinéma. Tout ça, hein ? c'est du cinéma. Quel cirque !
En rentrant, Louis Mac-Donald, belluaire de la Belle Epoque, médaillé du titre de champion des dompteurs de 1906 à 1922, dit à sa fille : "Ca t'a plu, le film ? Un jour, tu verras, le cinéma, tu l'auras chez toi."
Il ne croyait pas si bien dire...
Scène de ménagerie.
L'homme est un loup pour l'homme. Il en résulte à se demander si, finalement, les bêtes les plus féroces de la création ne sont pas celles qui sont devant les cages.
La "contrecarre" qui sévissait à l'époque en dit long sur les pratiques des établissements forains.
En témoigne cette anecdote, que rapporte Paul Adrian, historien du cirque, anecdote qu'il tenait de la bouche même de Gustave Soury.
"C'était en octobre 1913 à la fête du boulevard Richard Lenoir. Il fut souvent écrit que c'était entre les Bouglione et les Amar que cette scène avait été vécue ; or, c'était Mac-Donald, qu'un placier -peut-être facétieux- avait fait installer près de la ménagerie Amar ! A l'heure de la parade, c'était homérique : sur chaque estrade, chaque aboyeur soutenu par des orchestres tonitruants, des claquements de fouets et des coups de carabine, essayait de couvrir le boniment de l'autre..." (2)
C'était sans doute de bonne guerre.
Entre mômes.
La rue est un théâtre. La rue est un cirque. La rue est un music-hall. Jeannette s'encanaille dans le ruisseau, avec des mômes de son âge. La petit Edith Giovanna Gassion et la petite Jeanne
Louise France Corfdir font à elles deux les huit cents coups. Deux fois quatre cents. Edith et Jeanne s'inventent des scènes et des pistes à la lueur d'un réverbère. Le père Mac-Donald
arpente le pavé, à la recherche des fugueuses. Il ramène Edith chez son père, contorsionniste, et sa mère, chanteuses des rues.
Elle va encore l'entendre chanter.
Elle deviendra Edith Piaf.
(1) "Le Cirque dans l'Univers" n° 117
(2) "L'Inter-Forain" n° 800
Louis Mac-Donald. Collection particulière JMD