Avec Madame Andrée et avec Madame Colle
La nourriture des bêtes est prioritaire. Jeannette mange peu, boit un peu plus, fume énormément. Chacun a son carburant. Elle affirme à qui veut l'entendre que, tant qu'elle aura dans sa caravane
une boîte de sardines, un morceau de fromage et une bouteille de vin rosé -si possible du 12 degrés !-, tout ira bien. Du reste, son réseau d'amis s'étoffant, elle a table ouverte un peu
partout.
A Buzet, elle aime se retrouver chez la doyenne du village, Madame Andrée, exquise petite dame ouverte sur le monde. Pour partager le pot-au-feu, une troisième dame, très digne, vient compléter
les agapes. C'est Madame Colle. Impayable de franc-parler, l'accent très prononcé du Nord ; elle ne s'est jamais remise de la mort de son fils, Résitant, exécuté pendant la guerre 39-45 par
les allemands, lors de sanglants massacres qui ont fait date, en bordure de la forêt de Buzet.
Les trois nobles dames, chacune dans leur combat, comparent leurs parcours, se plaignent, se soutiennent, se houspillent parfois, mais finissent toujours par tomber d'accord devant une bonne
bouteille de vin blanc doux.
Besoins.
Jules reparti, revenue de chez Mesdames Andrée et
Colle, Jeannette s'attelle à la tâche. Elle est dure. Tout est bivouac, campement de touareg, un peu comme si elle devait d'un instant à l'autre quitter la place, reprendre la route. Surtout
pas d'attache. La crémaillère n'a jamais été pendue. Aucune lampe à suspension ne reflète sa lueur dans un long ruban collant attrapes-mouches. Une bonne odeur de soupe au pain bouilli s'exhale
de grosses lessiveuses, léchées par les flammes d'un réchaud à gaz. Ca, c'est pour les chiens. De petits baraquements en dur abritent les grains ; ça, c'est pour les poules. Et surtout ce qui
doit rester sec, propre : la paille, le foin et les copeaux. Les copeaux : minuscules raclures de bois obtenues après un rabotage en règle, fournies grâcieusement par la scierie toute proche de
Paulhac. Il suffit de grimper les côtes. Les copeaux, mieux que la paille, mieux que la sciure, servent de litière idéale pour les fauves. Ils sentent bon le châtaigner et absorbent mieux
l'urine.
Pour nettoyer les cages, le petit corps frêle de Jeannette se glisse comme une liane à travers la porte-guillotine, et joue du balai et de la fourche, dans un compromis entre Belzébuth et "Ma
sorcière bien aimée". Elle éjecte le fumier hors de la cage -les jours où elle est un peu enchifrenée, elle est fière de dire que la forte odeur d'urine n'a pas son pareil pour déboucher les
narines, et fait la nique à l'industrie pharmaceutique !-, et j'ai l'honneur et l'avantage d'évacuer à grandes brouettées le lisier sauvage qui, je le sais, interloque mes aïeux... Leurs besoins
n'étaient que des bouses...
Par tous les temps, la nourriture des animaux est prioritaire. (Photo Gilles Favier)
Besoins d'eau.
S'il avait fallu faire preuve d'adduction d'eau courante et potable jusqu'au repaire de Jeannette, le dossier, au Conseil Municipal,
n'aurait pas été mince ; les travaux, à travers champs, inconséquents ; les langues, dépendues.
Or, si Jeannette n'est pas une perdrix de l'année, si elle a su se dégoter tous les tuyaux pour se débrouiller à vivre, s'il en est un qui est pis que percé, mais inexistant, c'est bien celui de
l'or blanc.
Si elle veut boire, se rafraîchir, et éventuellement se laver ; si elle veut faire boire ses nombreux hôtes, c'est à même la nappe phréatique qu'elle doit puiser son eau.
Le puits est coiffé d'une chèvre des plus rudimentaires, trois rondins de bois en forme de tente de sioux, une poulie et son réa, une bonne corde glissée dans la gorge, et tout au bout un seau
galvanisé lesté d'une ferraille impossible à décrire. L'eau est à huit mètres environ. Plus haut, de l'autre côté de la forêt, au bout des côtes, au village de Paulhac, elle se fait plus
profonde, et plus rare, dit-on. L'étymologie de Paulhac viendrait de l'occitan "pao d'aigo", c'est-à-dire "peu d'eau".
Porteur d'eau : l'idée est belle. Je me réjouis de l'avoir été. Car celui qui a bien voulu s'y coller, à cette corvée d'eau au zoo de Buzet, souvent, très souvent, n'oubliera jamais combien elle
est précieuse... L'avenir ne me démentira pas.
J'aimais m'imaginer dans les films de Pagnol, entre "Regain", "La Fille du Puisatier" et "Manon des Sources", quand je saisissais la petite remorque qui
collectionne les points de soudure, que j'y disposais deux grosses poubelles, que j'allais les emplir, à la force du poignet.
"Quel âge ça te fait, maintenant ?" me demande encore Jeannette.
Après avoir puisé l'eau sous le tipi, Jeannette me laisse faire de la balançoire.
Ca occupe mais ça ne mène nulle part.
Les rentrées d'argent sont faibles. Le petit zoo vivote. Le droit d'entrée se monte
à cinq francs pour les adultes et trois pour les enfants. Le dimanche, Jeannette me confie la tenue de la caisse. Elle prétend que je fais ça très bien, que je suis gentil avec les gens. Quelques
menus produits viennent péniblement améliorer la recette : cacahuètes grillées, avec retour presque assuré chez les primates, sucettes muticolores, jus de fruits, sodas et boissons diverses à la
petite buvette qui ne déparerait pas dans un western-spaghetti.