Renault 4
et années 80
Nous sommes au coeur des jouissives années quatre-vingts, sans le savoir. Tonton Dieu a supprimé la peine de mort, a instauré le revenu minimum d'insertion et a libéré la bande FM. Bérégovoy,
avant d'être livré en pâture "aux chiens", ânonne péniblement une possible réforme des retraites.
Sur les routes, si la deux chevaux de Jules Pons fait toujours la tournée des abattoirs, les Renault 12, au long museau de fouine, sont partout ; les Renault 14
ressemblent à des poires, mais les Renault 4 sont indétrônables...
Je viens de passer et d'obtenir mon permis de conduire. L'acquisition d'une 4L de deuxième ou troisième main me convient. Elle semble convenir aussi à Jeannette qui y voit un véhicule
supplémentaire de ravitaillement.
Dans le cercle constitué des amis de Jeannette, nous aurions pu créer conjointement un sous-groupe, le club des amis de Jeannette Mac-Donald possédant une Renault 4.
Bibiane Mangion, la secrétaire de la mairie de Buzet, celle qui a des idées larges : une 4L. Gilles Favier, le jeune photographe fasciné par l'univers de Jeannette, devenu aujourd'hui
talentueux reporter à l'agence VU : une 4L. Mon oncle, voisin de Jeannette, "rangé" des "traction avant", faute de n'en plus trouver : une 4L. Maurice
Poinstaud, Révolutionnaire, anarchiste militant et authentique, bon et grand humain : une 4L.
Répétition pour un numéro inédit ? Dans la 4L, hayon levé, le bouc "Jojo" (Photo JF)
Maurice et Arlette.
Maurice et Arlette, outre la 4L, possèdent aussi un vieux "tub" Citroën, qui a été aménagé en camping-car. Tous les dimanches, ils viennent partager le repas avec
Jeannette. Je les rejoins au dessert.
Arlette est une "fille du voyage". Ses parents exploitaient une confiserie dans les foires et les fêtes foraines. Elle comprend bien le langage et les moeurs des mangeurs de bitume
et de barbe-à-papa. Par le passé, elle a été amenée à croiser la route de Jeannette. Elle aime raconter une anecdote qui la fait aujourd'hui se tordre de rire. A Albi, alors qu'elle s'
apprête à monter dans la caravane, Jeannette lui demande : "Essuie-toi bien les pieds, au moins !".
L'anecdote prend toute sa saveur quand on connaît l'intérieur de ses caravanes aujourd'hui.
Quand je rentrais dans sa caravane, et que je m'asseyais où je pouvais, entre un macaque et un porc-épic, il fallait que je regarde où je mettais les pieds : les chiens de salon, admis ici,
étaient bien nourris et déféquaient en conséquence. L'épais tapis de sol était constitué d'une bonne couche de journaux qui absorbaient les déjections liquides et solides des canidés.
Eh oui ! Chez Mac-Donald, les journaux finissaient ainsi... Et il n'était pas rare de voir le portrait de telle figure politique mouillé dans une affaire de liquidités mal acquises ou la photo
d'un innocent "dans la merde jusqu'au cou"...
A l'heure où Jeannette sacrifiait ces journaux, je développais les prémices d'une étrange et cruelle maladie : de mes "propres" journaux, je bâtissais des entassements compulsifs... L'école
m'avait quitté à bac moins trois, parce qu'il n'y avait pas d'option "cirque" au diplôme ; je m'engluais avec insouciance dans un avenir sans ambition...
Maurice me voyait très bien en dompteur...
Maurice et Arlette élèvent trois orphelines, issues d'une mère évaporée dans la nature. La plus grande des fillettes, Laurence, atteint ses 15 ans quand j'aborde mes 18. Quand je vois Laurence
-avec qui Maurice me prête un partenariat dans un numéro qui pourrait être extraordinaire-, quelque chose de troublant se compose. Laurence, quand elle enfile des bottes violettes à haut
talon ; Laurence, quand les précoces survenues de sa mue la rendent désirable, quand je suis ému par son visage, quand elle renvoie ses longs cheveux dans son dos, quand elle tient tête
à Jeannette, Laurence me trouble...
En rut.
Je ne vois pas pourquoi il n'y aurait que les bêtes qui auraient accès aux roucoulades, aux parades nuptiales, à la copulation... Enfant, puis adolescent grandi
d'abord très gros, et puis très maigre, à l'ombre de toutes les coulisses de la vie, j'écoutais plus attentivement Jeannette lorsqu'elle distillait, à dose homéopathique, les mots d'un thème qui
commençait à m'effleurer de son aile : le sexe.
Aussi étonnant que cela puisse paraître, Jeannette Mac-Donald n'a jamais été portée sur "la bagatelle" -ce qui conforte de façon définitive sa passion exclusive pour les animaux-. Combien de fois
l'ai-je entendue dire qu'elle n'aimait pas danser avec les hommes ? Un rapport froid et clinique, un recul que je lui envie lui permettait de dire avec le même détachement : "Ce matin, il
faisait moins trois" et "Quand j'étais en tournée, je poussais les hommes qui se confiaient à moi à aller se faire soigner leur chaude-pisse".
L'ignorance n'empêche pas le romantisme... A celle, peut-être ma mère, qui m'a dit un jour "Aux bêtes, on leur apprend pas", je dédie cette émotion qui demeure chevillée à ma tête, à mon ventre :
Un jour, une colonie de vacances est venue passer quelques jours au zoo de Jeannette. Je n'avais d'yeux que pour une monitrice... Quel attrait surpuissant agissait ? La monitrice et ses petits dormirent quelques nuits sous leurs tentes, à même la fougère.
Lorsque la petite troupe partit, j'allai cueillir un peu de cette fougère ; il y avait là quelque chose d'elle, le sentiment d'être bien. Cette fougère inaugura un herbier sauvage. Les lionnes m'ont regardé faire, semblant me railler devant ce rut retenu. Jeannette se marrait. Le petit brin de fougère est toujours glissé entre deux pages de dictionnaire...
Mais en moi, à mi-chemin entre les pieds et la tête,
une composition de faune et de flore semblait germer, et, comme je n'étais pas assez entouré de catins, que les explications ne venaient pas, je fis passer dans le journal "Libération"
une petite annonce qui me paraissait être en pertinence avec mon contexte : "Jeune et bel animal (mâle) de cirque recherche jeune (max. 30 ans) et jolie dompteuse bien dans
ses cuissardes pour monter numéro". Petite annonce parue dans "Libération", samedi 19 et dimanche 20 octobre 1985.