Si on allait au cirque ?
Pour distraire un peu Jeannette de ses petits soucis, je lui propose de l'emmener au cirque d'Arlette Grüss. Arlette Grüss est la descendante d'une célèbre
dynastie. C'est la fille aînée du grand maître écuyer Alexis Grüss sénior. Elle est née en 1930. Elle a été ballerine de l'air sous le nom d'"Hélène de Vernon", puis "Miss Arlette" et ses
panthères. Elle a créé son propre cirque en 1986. C'est l'un des plus beaux et des plus courus qui sillonnent la France.
Arlette et Jeannette s'apprécient vraiment. Ca se sent. Ca se voit.
A Toulouse, malgré qu'elle "traîne un peu la patte", la directrice sort de sa caravane et vient saluer Jeannette avec effusion. Cette dernière n'est pas, non plus, au sommet de sa forme.
Michel Palmer, le "Monsieur Loyal" du spectacle, est visiblement touché de la rencontrer ; il semble n'avoir d'yeux que pour elle. Reçue avec tous les honneurs, toutes les prévenances, Jeannette
se montre aussi capricieuse qu'une enfant gâtée. Bien installée dans les loges, en plein spectacle, elle veut allumer une cigarette ; je réussis à l'en dissuader. Elle insiste. Elle veut sortir.
Nous sortons. Nous nous réinstallons. Maintenant, elle prétend qu'elle a très faim. Je lui demande de patienter. Bien sûr, elle me rabroue, elle gigote, elle veut de nouveau sortir. Nous sortons.
On lui apporte un énorme sandwich...
La santé physique et mentale de Jeannette se détériore-t-elle ? Voit-elle, elle si active, l'aile de la vieillesse venir l'effleurer ? Pour marcher maintenant, elle s'aide d'une canne.
Se retourne-t-elle vers sa jeunesse ? "Tu sais, me dit-elle, cette nuit, j'ai encore rêvé de Monsieur Schérif. Je suis sûr qu'il est passé devant le zoo sans
s'arrêter."
Caravane.
Dans la première caravane qu'a occupée Jeannette à Buzet, alors que Smati avait bricolé une télévision à batterie, pendant que nous regardions un film, Jeannette se faisait des nouilles à la
poêle, qu'elle aimait bien grillées, et terminait son repas par une tartine de camembert trempée dans du café.
"Je suis née dans une roulotte, j'ai été élevée avec des petits lions... A mon âge, je me vois mal reprendre la route... Et je déçue... Je suis déçue des gens du voyage... Et tu vois, je
repense à Monsieur Mustapha Amar. C'est du jour où il a eu de l'argent qu'on est venu pour ainsi dire lui lécher les bottes ; mais, s'il était resté le petit mitigé français-arabe qu'il était, ça
ne se serait pas passé comme ça..."
Jeannette est amère. Il ne faudrait pas beaucoup la pousser pour qu'elle joue "Tatie Danielle", ou qu'elle s'assimile à Janet Frame dans "Un ange à ma table", qui, dans la scène finale, rejoint une caravane contre laquelle prend appui une mobylette...
Mais le rêve africain ou américain va achopper sur le petit hôpital de Lavaur, gros bourg du Tarn, seulement célèbre parce que cité à deux reprises dans "La vie mode d'emploi" de Georges Pérec.
Jeannette, qui n'a jamais été malade, supporte mal cette étape qui
n'était pas prévue sur l'itinéraire. Et, pour la première fois, elle flanche, ou se laisse flancher.
Et peu importe si c'est le coeur, le foie ; si ce sont les poumons, les reins ou les articulations, l'estomac, le côlon, les artères ou la tête, alouette, qui sont en compétition pour savoir
qui cédera le premier.
"Comédienne ! Sarah Bernhardt !" avait coutume de dire Jeannette à propos d'une bête joueuse, d'une chienne qui feignait le drame pour avoir une caresse.
En a-t-elle rajouté quand sa santé défaillante la condamnait à ne
plus pouvoir réaliser les deux rêves de sa vie : "faire claquer le fouet comme un homme et siffler dans ses doigts". (1)
A l'hopital de Lavaur, devant ses forces amoindries, Jeannette est placée sous tutelle.
Rétablie, elle regagne sa caravane dans les bois.
(1) "Les fauves et leurs secrets", Jim Frey. "Presses de la Cité"
Jeannette Mac-Donald. Le visage est-il un livre ouvert ? (Photo
DR)