"Toi,
Toi si tu étais le Bon Dieu
Tu ne serais pas économe
De ciel bleu."
Jacques BREL, "Le Bon Dieu"
Monsieur Brel,
Votre dernière commande m'est bien parvenue.
Mais, encore une fois, vous me faites souffrir.
Je suis bien vieux maintenant, et si, hier, j'ai été un brillant alchismiste des couleurs, aujourd'hui, j'ai le sentiment d'être devenu un bien pâle scribouilleur.
Que diable ne m'avez-vous pas demandé, qu'ensemble pourtant nous avons réalisé : un gris plus gris que le gris qui pousse un canal au suicide, un noir mat qui incite un rouge vermillon à
l'épouser, un bleu puissant capable d'éclabousser toute une ville, une teinte vin blanc avec laquelle vous vous avez repeint tous les coeurs dès le printemps, de la laine caca d'oie pour les
tricots des dames patronnesses... Sans compter tous ces cieux que vous m'avez donnés à peindre, ces espaces à décorer, ces personnages à colorer ; la plus haute en couleurs étant peut-être Frida,
tantôt blonde, tantôt brune, tantôt séductrice, tantôt destructrice...
J'oublie les camaïeux couleur des tours de Bruges à Gand, les centaines de milliers de fleurs multicolores, et aussi les quelques idées noires ébène, le joli blanc purificateur qui rend la
mort moins désespérante aux naufragés, et encore les éléphants roses et les pensées moroses...
Je passe sur les faubourgs délavés, les enseignes ternies, les blasons à redorer, les sirènes écaillées...
Je ne m'étendrai pas plus sur le noir encre de Chine dont nous aspergions vos nuits, et le blanc laiteux des petits matins paumés, pas plus que sur le vert tendre de vos espoirs marbrés de
veinules sépia...
Mais aujourd'hui, monsieur Brel, que me demandez-vous là : quatre tonnes de bleu ciel pour vous et votre ami Gauguin !
Hélas, mon laboratoire n'est plus encombré que de quelques pots poussiéreux de gris anthracite et de marron béton...
Les hommes nous ont tout sali, monsieur Brel, les hommes nous ont tout détruit.
Je n'ai plus goût à rien. J'ai perdu la notion du beau.
Je suis désolé de ne pouvoir, pour la première fois, vous satisfaire : je ne fabrique plus que de conventionnels albums à colorier...
Cordialement.
Votre dévoué,
Le marchand de couleurs.
Demain : le costumier.