"Mais ces deux déchirés
Superbes de chagrin
Abandonnent aux chiens
L'exploit de les juger
[...]
Tout encastrés qu'ils sont
Ils n'entendent plus rien
Que les sanglots de l'autre"
Jacques Brel, "Orly"
Cher Jacques,
Nom de Dieu que c'est triste, Orly le dimanche, surtout avec Bécaud quand il s'époumonne à nous faire croire que "la solitude, ça n'existe pas" ! Quelle odieuse contrevérité : la solitude,
je la fais croiser tous les jours, et surtout le dimanche. D'ailleurs, je hais les dimanches. Et je hais les aéroports. Et je n'aime plus Bécaud. Et personne ne m'aime. Et je pense à ce couple
superbe dont vous décrivez la cassure parce que l'un des deux est en partance. Alors, ils pleurent. Je veux dire tous les deux. Pour moi, Jacques, si un jour vous m'incluez dans l'une de vos
chroniques chantées, vous n'aurez pas à préciser la longueur du pronom. Je pleure au singulier. Je pleure de n'avoir pas à pleurer de joie comme ces deux là le feront quand ils se retrouveront.
Parce qu'ils se retrouveront. Moi, je vois le temps qui s'égrène et érode la force d'espérer. La solitude ronge le pouvoir de séduction, affaiblit les énergies et enlaidit prématurément : la peau
devient jachère sans le frottement amoureux. J'ai oublié sur mon front le poids de la caresse d'une aile qui viendrait s'y déposer...
J'ai perdu celle que j'aimais et chez qui j'avais déposé mon coeur. Ma belle hôtesse s'est envolée il y a bien longtemps. Elle est montée trop confiante dans un avion trop blanc... Moi, je
n'avais pas grand chose à faire : de loin, surveiller sa route, veiller à ce qu'il ne quitte pas son couloir de navigation. Bonne latitude, bonne longitude, bonne position pour notre amour.
Mon amour, qui était aux cieux, pourquoi sa volonté n'a pas été faite ? Et pourquoi, dans ce pays imbécile où elle allait poser le pied, un gros avion aveugle est venu percuter le sien ? On ne
m'a ramené qu'une mèche de ses cheveux et qu'un peu de poussière de son coeur. Le mien battait encore, mais était grièvement blessé.
Nom de Dieu que c'est triste, Orly, le dimanche quand on vous apprend ça !
Mon métier aujourd'hui me paraîtrait bien dérisoire si je n'avais pour rappel à l'ordre tous ces couples qui se tiennent par les yeux devant la porte d'embarquement. Je n'ose rien pour eux. Je
les vois fragiles du haut de ma tour "d'y voir".
J'ai oublié de vous le préciser : je suis un bien triste contrôleur aérien...
Désorienté,
l'Aiguilleur du Ciel.
Demain : le jardinier.