"Et fuir devant vous une dernière fois la pendule d'argent
Qui ronronne au salon qui dit oui qui dit non
Et puis qui nous attend."
Jacques Brel, "Les Vieux"
Jacques,
Cette lettre que tu as présentement entre les mains, je ne l'ai pas écrite aujourd'hui, mais hier. Peu importe, l'essentiel est que tu l'aies reçue. Demain, en effet, c'est-à-dire certainement aujourd'hui puisque tu es en train de me lire et que quelques heures se seront écoulées, j'aurai fui avec le temps.
Toute ma vie, j'ai domestiqué et mesuré le temps et le temps me tue sans mesure, comme un ingrat. Il a planté ses deux aiguilles en plein coeur, il devait être approximativement quelques chose comme "neuve" heure. C'est la nouveauté qui apporte parfois la certitude.
Si - je dis bien "si", (c'est du conditionnel passé, et très passé si, pour une raison ou une autre tu tardes à découvrir ces lignes) ; si - "si" est sans doute le plus joli mot de la langue française -, s'il est encore temps, je voudrais qie tu sauves la pendule d'argent (oui, celle à laquelle tu penses !) du destin que lui réservent mes héritiers. Ils veulent vendre toutes mes pendules, et celle-là comme toutes les autres n'y échappera pas. Eux, ils n'aiment pas les pendules. Ils préfèrent l'argent des pendules. Ils vivent en courant, sans jamais regarder l'heure. Je ne leur en veux pas. Ils doivent être terriblement malheureux...
Pour moi, tout devrait aller beaucoup mieux maintenant : la course contre la montre m'a beaucoup abîmé ; j'ai mérité un peu de repos.
Laisse-moi encore te dire ceci : chaque minute qui s'avance est nouvelle, chaque minute qui s'avance est belle. Nous ne sommes pas bien conscients du merveilleux cadeau qu'est le temps imparti. Seuls, tous les autres pour un seul s'aperçoivent un sale jour qu'il est parti... Il faut savourer chacune de ces minutes à venir comme une liqueur rare et comme si c'était la dernière...
Tout à l'heure devant moi (c'est-à-dire il y a quelque temps derrière toi), j'ai vu, posée à mon chevet, une pendule qui égrenait le temps. Ca a été mon dernier regard posé sur le monde, mon dernier sourire pour la machine qui nous attend. Il ne faut pas en avoir peur. Devant ce monument aux sorts, quand le passé composé se décompose en lambeaux de souvenirs et que le futur antérieur s'affiche dans le présent comme un impératif tendre et cruel, on se joue de la concordance des temps.
Je m'en vais, Jacques. Je m'en vais... Je t'embrasse, je suis bien... Tu vois, tu n'as pas de souci à te faire, je suis bien... On est bien...
L'Horloger.
Prochainement : l'accessoiriste.