* La Poste, France Bleu, Le Figaro Littéraire, Le Ministère de l'Education Nationale et Le Syndicat de la Presse Quotodienne Régionale.
Le texte de la dictée de Philippe Delerm
C'est une idée amère, mais il faut bien le constater : le goût de l'amertume vient avec les années. Cela relève peut-être purement de la physiologie. Peut-être. Il y a des exceptions, comme en orthographe, mais c'est ainsi : on a rarement vu des écoliers faire la fine bouche devant les bonbons de la boulangère, que leur préférence aille aux rouleaux de réglisse incrustés d'une pastille rose, aux crocodiles d'un vert ou d'un jaune presque phosphorescents, ou bien à ces petites langues parfumées au fruit de la passion, saupoudrées de neige acide. Tout cela est d'autant plus tentant que les parents se veulent très dissuasifs à l'égard de ces merveilles censées promettre un avenir redoutable. Mais les enfants vivent au présent, ou bien au futur proche. Préadolescents, ils gagnent en liberté. Dans les fast-foods, le pain américain et le ketchup ne sont jamais trop sucrés. Et puis le temps file. Dans les festivals de rock, on leur servira seulement de la bière, et que s'est-il passé ? Quelques années auparavant, ils pinçaient les lèvres de dégoût devant la boisson fermentée qui tout à coup les désaltère.
Les effluves du houblon soudain appréciés, c'est bien le début d'une tout autre histoire. Les foudres engrangés dans les caves des abbayes wallonnes ne seront bientôt plus seuls en cause. Le goût adulte fait son miel des bizarreries les moins ragoûtantes : champignons kaki pour la couleur, spongieux quant à la texture, et pour l'odeur… Quand la pourriture se fait noble, c'est l'apogée triomphal du mycologue, de l'œnologue, du fromager, de tous ces gastronomes qui ont quitté leur culotte courte pour parler gravement des plaisirs haut de gamme, de la psalliote et du clitocybe, de l'appenzell ou du géromé. Quelque rares qu'ils puissent paraître, les noms que j'ai choisi d'inviter ici font l'ordinaire jubilatoire des spécialistes.
L'âge venant, le «C'est un peu sucré !» prend des allures de reproche, voire de constat rédhibitoire. Les huîtres et les œufs d'esturgeon tiennent le haut du pavé, et le vrai foie gras, celui dont la fausse douceur exhume un goût de fiel. Même les charmes anciens du chocolat sont dévoyés avec des taux ébouriffants de cacao.
L'amer apaise les adultes. À raffiner avec lui, ils se consolent du bonheur qu'ils n'auront pas trouvé. Mais le parcours n'est pas bouclé. À ceux qui connaîtront le très grand âge un goût d'enfance reviendra. Et ils pourront enfin sucrer les fraises en toute impunité.
Juste avant l'épreuve, un truculent polycandidat des jeux de lettres, révise son "Bled"
Photo JF