SEVERE
MENT
Que ce soit dans la fiction ou la réalité, quand trois mastodontes de la condition humaine, l’argent, le sexe
et la mort, se retrouvent en cohabitation serrée, tout peut arriver.
Ce sont ces ingrédients qu’a utilisé Régis Jauffret ("Lacrimosa", "Asiles de fous") dans sa dernière livraison livresque.
Nous sommes donc dans la littérature. Mais nous sommes aussi dans l’explicite. Les faits, tombés comme une dépêche de l’AFP : "Le banquier français Edouard Stern a été tué de quatre balles le 28 février 2005, à son domicile genevois lors de pratiques sadomasochistes. Sa maîtresse Cécile B., interpellée après les faits, est rapidement passée aux aveux. "Un million de dollars, c’est cher payé pour une pute" avait lancé Edouard Stern, peu avant d’ être tué, selon les déclarations de l’accusée, rapportées par ses avocats. Ce sont ces mots, a-t-elle affirmé qui l’ont poussée à tirer sur son amant, revêtu d’une combinaison en latex, cagoulé et chargé de liens."
Après "Le pull-over rouge", "La combinaison rose". La laine pour le premier ; le latex pour la seconde. Il y a de la matière.
Il y a de la matière pour un romancier qui, par ailleurs, a couvert le procès Stern pour le "Nouvel Observateur". Mais il s’en est échappé. "Je suis romancier, je mens comme un meurtrier" explique-t-il dans un nécessaire préambule.
Aussi le livre peut se lire sans référentiel. S’il fait vibrer les languettes du mécanisme qui est en chacun de nous, de la transgression et du voyeurisme, les véritables protagonistes sont gommés au bénéfice d’un texte habilement charpenté, avec des glissements imperceptibles, "joué" devant nous "à la Sarraute" : Lui. Il. Elle. Personnage 1. Personnage 2. A peine s'invente-t-elle un "Betty" de circonstance.
Lui : Bentley et Holster. Elle : Champagne et Lexomil. Assez pour faire parler le soufre.
Lui : richissime "dont chaque jour le personnel change les draps", "aux chaussures italiennes bâties autour des répliques en plâtre de [ses] pieds afin de ne pas les épuiser en séances d’essayage" , passionné par les femmes et surtout les armes ; ce dernier violon d’Ingres pouvant laisser penser qu’il a tendu le bâton pour se faire battre.
Elle : Mal née (Une mauvaise idée de papa"), devenue "secrétaire sexuelle "de "Lui", avec la bénédiction de son mari qui ferme les yeux, second couteau dans cette affaire...
Eux : Jouant avec les billets de banque comme avec des billets de
"Monopoly", billets "... pareils à la paille dont on bourre la caisse pour transporter un objet précieux."
Mais "Elle" surtout en narratrice de toute cette histoire. De son délit flagrant qu’elle rend passionnel ou vengeur : "Si on jugeait les victimes, on les condamnerait souvent à des
sanctions plus lourdes que leurs assassins". Jauffret ne donne la parole qu’à la défense. Si bien qu’on assiste tout du long le bourreau, du meurtre à la fuite puis à la reddition.
La fuite en avion jusqu’en Australie, loin, "Je partais loin. Les meurtrières s’en vont. Les fuseaux horaires permettent de remonter le temps. De retrouver l’instant où rien n’a encore eu
lieu, dans un pays où le crime ne sera pas commis". Cette fuite qui fait l’épine dorsale du roman, un "fly movie" où dans le mélange alcool / anxiolytique (ça potentialise) et près d’un
passager obèse qui la fait valoir, elle se raconte : elle voulait un enfant de "Lui": "Ma soeur m’avait conseillé de percer avec une aiguille les
préservatifs à travers l’étui. Dans le cas où il s’abstiendrait trop longtemps de me pénétrer par la voie vulvaire, son sperme se diluerait dans ma bouche avant que je m’insémine du bout des
doigts."
Amours avortés, amours à rebours, jeux sexuels, l’argent du sexe et le sexe de l’argent, tout y passe. Jusqu’à la phrase assassine, cet argent promis : "Un million de dollars, c’est cher payé pour une pute." Mais comme elle aura été une piètre meurtrière, elle sera une pleutre fuyarde. Parvenue à Sidney, elle retourne sur les lieux du crime. L’assassin y revient toujours. Elle se rend.
Qu’ont en commun une maîtresse (dans toutes les acceptions du terme), une dépression
nerveuse et une peine ? Elles peuvent être sévères toutes les trois.
Joël Fauré
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EN MARGE
"A propos de bottes".
L’affaire Stern avait éveillé en moi les stimuli du fétichiste revendiqué de la cuissarde. Je n’appellerai pas
Cécile Brossard dans sa prison (Elle purge une peine de 8 ans) pour lui demander si elle portait des bottes ou des cuissardes le jour du drame.
"Libération" écrit, le 10 juin 2009, sous la plume de Renaud Lecadre, et le titre "La combinaison perdante du banquier" : "Circonstance particulière : l’homme était revêtu d’une combinaison intégrale en latex, nonobstant trois trous pour les yeux et la bouche ; la femme de cuissardes et d’un collant pourvu d’un orifice pubien."
Régis Jauffret, sur les 161 pages de son "Sévère" utilise trois fois le mot "bottes", jamais le mot "cuissardes". Il faudra que je lui écrive, peut-être..
Il faut attendre la page 112 : "Les talons de mes bottes râpaient la moquette".
Page 129 : "Il ne me résistait plus, je sentais son besoin de ramper, d’essayer de s’accrocher à mes jambes chaque fois qu’il recevait un coup de botte".
Page 155 :
"J’ai remis mes bottes à
talons".
JF