La semaine de Suzanne,
maîtresse d'école
"La Dépêche du Midi" Edition Nord-Est. 6 mars 2003.
Joël Fauré, auteur de plusieurs pièces de théâtre dont on connaît la plume boulimique sans le moindre esprit de
"sergent major", nous propose le portrait de Suzanne Labranque, maîtresse d'école à Buzet-sur-Tarn, il y a 40 ans. Il aborde cet exercice avec angoisse :
Je n'ai aucun droit à l'erreur
; je n'ai que le droit d'être le premier de la classe.
Joël Fauré nous révèle que Suzanne est née le 5 février 1930 à Toulouse.
"Il est interdit de donner l'âge d'une femme sauf d'une maîtresse d'école pour qui la lettre et le chiffre sont les fondations du savoir...
L'alphabet me séduit, me fait la cour et j'en remercie le démiurge inspiré qui l'a inventé. Le chiffre n'en est qu'un contrepoids que je me raisonne, aujourd'hui, à qualifier d'utile.
De la classe unique du hameau des Luquets au groupe scolaire, en passant par l'école mixte, Suzanne a allié la rigueur à l'humanité. J'ai capturé ces petits fragments de temps. Tous les matins
que Dieu et Diable faisaient, Suzanne passait entre nous, un tampon encreur d'une main, une petite vignette de bois dans l'autre et elle faisait naître sur nos cahiers du jour des frises de
fruits et de fleurs à colorier selon le goût, l'humeur et sans doute aussi la couche sociale plus que l'acéré de l'ébonite. Mais les petits enfants de Buzet, pétris comme de la bonne farine
patriotique, fils de fils d'une des dernières grandes guerres, étaient le plus souvent issus de meules de champs de blé : Josette était bonne en tout ; Bruno se faisait tirer les cheveux ;
Véronique tentait sans succès d'expliquer comment on fait les enfants, et moi, j'avais peur de manquer le car et d'oublier la casquette que j'avais sur la tête.
Les bottes de Suzanne, le feutre rouge qu'elle utilisait en marge, le regard vif sont collés à ma peau. J'ai gardé mes cahiers d'écolier ; ils sont ensanglantés d'annotations. Le "tableau
synoptique de mon travail" restutitue son écriture racée. Il recèle des "Trop souvent absent" et "Avec beaucoup d'indulgence, Joël passe en 6ème" qui me tendent un miroir implacable.
Suzanne a tout fait pour me faire aimer les choses de la vie.
Son capital intellectuel est inestimable et n'est pas côté en bourse. Je lui suis plus redevable qu'à mon banquier. Je déclare ici solennellement mon cahier de récitations mieux investi de
pouvoir que ma carte professionnelle, et des types comme comme Verlaine, Gauthier, Apollinaire à qui elle m'a présenté, beaucoup plus fréquentables que d'aucuns dont je tairai le nom.
Les compositions et les leçons de choses naturelles -la chenille au bombyx du mûrier ou ver à soie se transforme en papillon nocturne aux ailes duveteuses-, les conjugaisons, les tables en bois
(cirées en juin) et de multiplication (sues mais tardivement), la morale, l'instruction civique n'ont pas tari les réservoirs et les pépinières de la pensée mais les ont approchés de la
plénitude.
Depuis que j'ai quitté l'école où je ne voulais pas aller, je ne cesse de rêver que je veux y retourner !
En mon nom et au nom de tous ceux que vous avez eus comme élèves, je vous remercie, Madame !
JF