Les murs ont de la mémoire
"La Dépêche du Midi" Edition Nord-Est. 2 octobre 1992.
Plusieurs générations de buzétoises et buzétois ont vu leurs libations influencées par des réclames apposées à même leurs murs. Panneaux aux lettres peintes bien carrées. Ici et là, on en
retrouve encore, un peu pâles et défraîchis, mais tellement témoins de leur époque.
C'est bien simple : on ne peut manquer d'y tomber les yeux dessus, même si on les veut rivés sur le macadam qui conduit à Toulouse. Sur la
"Grand'Route" 88, à hauteur de la station de chemin de fer de Roquesérière, tout un pan de mur étale, comme le ferait une jolie fille avant d'aller danser, une ample jupe bleue au motif illustré
: "Dubonnet, vin tonique au quinquina". Auto (presque)-stoppeuse qui fait miroiter ses charmes entre deux platanes. Même le conducteur pressé mais soucieux pour une demi-douzaine de points est
aguiché et ne résiste pas. "Un ballon de Dubonnet ? C'est pas de refus". Et tant pis si, guère plus loin, la maréchaussée en présente un autre, à gonfler comme une outre pour savoir si elle est
pleine ou si elle ne contient que de l'eau. "Que voulez-vous, le panneau était si attachant de désuétude..."
Dans le village, tout près de l'ancien passage à niveau, une autre muraille, tout aussi avinée, ressert une tournée. Cette fois-ci, c'est "Byrrh", un vin non moins tonique qui s'apprête à couler
sous la dalle d'évacuation des eaux de pluie. Les couleurs, délavées, ont perdu de leur éclat, mais le message passe toujours.
Seules l'époque et la conception ont changé. L'époque : celle où la pub ne cassait pas les films à la télévision, pas plus qu'elle ne cassait la baraque sur laquelle elle se plaquait. La
conception : de celle de la peinture des frères Ripolin aux néons clignotants et passant par les reliefs et les phosphorescences.
Faut-il en éprouver du regret, de la nostalgie, du passéisme ? Sans doute un peu. Où sont les enseignes des bottes Baudou, à Bessières ; les plaques à l'émail jaune d'oeuf où l'on pouvait lire :
"La Dépêche informe vite et bien" ; les caisses vertes de Castrol que la petite Fabiola, aux Rouquiès, transformait en maisons de poupées, et Jean Mineur détrôné par la sculpturale Myriam qui
promettait sur ses affiches de se produire dans un appareil que tout le monde réclamait réduit à sa plus simple expression.
Les murs ont des caractères
"Dubonnet, Byrrh..." Qu'on n'aille pas s'imaginer que les vieilles publicités buzétoises n'incitent qu'aux beuveries alcoolisées ou ne desservent l'éthylomètre.
Aux premiers pas de l'esplanade, qui conduit sagement aux berges du Tarn, et sous le regard bienveillant de Saint Vincent de Paul, un autre breuvage, qui n'a pas pris ombrage de ses liquides
concurrents, vient apporter un démenti de circonstance : "Yoyo, le seul chocolat cuit", bien qu'il voit ses vertus s'estomper sous l'effet des outrages du temps ; "Yoyo", dans son cadre sobre, a
arrondi les angles et s'illustre encore sur la façade qui lui sert de support. A inscrire sur vos tablettes avant que les inscriptions n'aient complètement fondu. Pour l'instant encore, elles
rappellent le "temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaïtre" (Bonjour Aznavour).
A Buzet, où les choses vont lentement, près d'une de ces réclames, ne manquent qu'une traction avant ou une arondelle pour se retrouver dans le décor d'un film de Marcel Carné.
Les verrées (de vin) et les billes (de chocolat) ne sont pas restées accrochées aux lèvres de ces morceaux de mémoire, surprises au plus près par l'objectif de Philippe Covès. Elles
alimentent les rencontres des autochtones qui vont chercher leur vin et leur chocolat au supermarché tout proche, celui-là même qui vante ses mérites sur de rutilants panneaux publicitaires... à
deux pas de "Yoyo", le seul chocolat que Myriam n'aura jamais cru.
JF
"Yoyo est le seul chocolat cuit". Publicité peinte à Buzet-sur-Tarn.
Bientôt un palimpseste ? Photo Philippe Covès.
Délicieusement surannées, les réclames peintes ont-elles, à l'époque, suscité les mêmes réactions que les panneaux "4 par 3" qui peuplent aujourd'hui nos villes ? A en croire les recherches,
elles fascinent encore et font l'objet d'ouvrages ("Anciennes publicités murales". Textes et photos Marc Combier. Préface de Pierre Bonte. Editions Ouest-France), de sites
internet...
A Buzet, le vaste "Dubonnet" n'est plus visible de la route, occulté qu'il est par une haie de sapinettes ; "Byrrh" est envahi par le grimpant d'un feuillage... Quant à
"Yoyo", il nourrit une haine recuite contre les Parques... S'apprête-t-il à devenir un palimpseste ?