Voir une amie pleurer
Il est des chansons qui en disent long. Et vrai. Grandes partageuses du lot commun de l'existence, elles expriment, en mots choisis par les élus des muses, sentiments, sensations, vécus
et ressentis...
Certains n'ont pas été mauvais pour en écrire de très belles. Jacques Brel est de ceux-là.
"Voir un ami pleurer" fait partie de ses toutes dernières "bétises dont il a le secret" comme il l'écrit à son vieux complice, le pianiste Gérard Jouannest. Elle figure
dans le fameux "disque bleu", le dernier, sorti en 1977.
Cette chanson est dédiée à Aurora.
Bien sûr il y a les guerres d'Irlande
Et les peuplades sans musique
Bien sûr tout ce manque de tendre
Et il n'il y a plus d'Amérique
Bien sûr l'argent n'a pas d'odeur
Mais pas d'odeur nous monte au nez
Bien sûr on marche sur les fleurs
Mais, mais voir un[e] ami[e] pleurer
Bien sûr il y a nos défaites
Et puis la mort qui est tout au bout
Le corps incline déjà la tête
Etonné d'être encore debout
Bien sûr les femmes infidèles
Et les oiseaux assassinés
Bien sûr nos coeurs perdent leurs ailes
Mais, mais voir un[e] ami[e] pleurer
Bien sûr ces villes épuisées
Par ces enfants de cinquante ans
Notre impuissance à les aider
Et nos amours qui ont mal aux dents
Bien sûr le temps qui va trop vite
Ces métros remplis de noyés
La vérité qui nous évite
Mais, mais voir un[e] ami[e] pleurer
Bien sûr nos miroirs sont intègres
Ni le courage d'être juif
Ni l'élégance d'être nègre
On se croit que mèche on n'est que suif
Et tous ces hommes qui sont nos frères
Tellement qu'on n'est plus étonné
Que par amour ils nous lacèrent
Mais, mais voir un[e] ami[e] pleurer
Jacques Brel
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"Voir un ami pleurer" a été enregistré en direct le 21 septembre 1977.
Le deuxième couplet aurait été inspiré à Jacques par les déboires conjugaux d'un ami d'Hiva-Oa [aux Îles Marquises], Marc, lâché par sa femme, polynésienne, et fort embarrassée par l'éducation de
son fils.
Les autres couplets sont un panorama, hélas ! non exhaustif, des accidents qui atteignent l'humanité et, donc, lui font mal : un brélorama. On y retrouve quelques tares irrémédiables : la guerre,
l'argent, la ville, le racisme. Le refrain est la répétition de :
Mais, mais voir un ami pleurer...
Sous entendu : et ne pouvoir rien faire pour lui. Cette impuissance, il la reflétera encore, dans Jojo."
France Brel et André Sallée "BREL" (Solar, 1988)