Raymond Fabre,
sa vigne, son oeuvre
"La Dépêche du Midi" Edition Nord-Est. 3 mars 1994.
Après lui, il n'y aura presque plus de vigne ni de vigneron à Buzet. Raymond Fabre garde le secret de ses bonnes feuilles, cépages et
carnets à souches.
Portrait en pied du dernier des récoltants.
Passés les saints de glace (Saint-Servais (ou Gervais !), Saint-Mamert et Saint-Pancrace, vénérés au mois de mai), Raymond poussera un ouf de
soulagement : les gelées tardives ne mettront pas à mal ses vignes. Pour l'essentiel, il ne restera plus qu'à tenir prête la parade à toute velléité symptomatique : l'oïdium, le black-rot,
l'effervescence dorée, un insecte qui suce la sève, et le mildiou, cette maladie qui ressemble au juron que l'on pousse quand on la voit. Vers 1870, on a dû aussi en pousser pas mal. Le
phylloxéra faisait des ravages ; c'est de cette époque que date l'introduction en France de plants américains, plus résistants aux pucerons.
Possessive, la vigne l'est. Elle réclame des prévenances de tous les instants. Son thème est porteur, fédérateur ; sa symbolique forte. On l'a souvent vue dessinée dans les manuels scolaires,
chapeautant les paragraphes des leçons, représentées en images changeantes, blanches, vertes, bleues, rousses, au gré des quatre saisons.
Raymond embrasse l'air d'un geste auguste : "Il en reste 90 ares ici et 30 là-bas." D'un côté, la ceinture argentée du ruisseau Palmola, de l'autre un poirier tordu et sans âge sont les gardiens
attentifs mais impuissants d'un monde qui s'en va. "Autrefois, il y en avait trois ou quatre fois plus." Au hameau des Luquets, la pétarade de la "pétrolette" a souvent emporté Raymond jusques en
ses terres. Il est vrai qu'elles réclament des assiduités et des soins réguliers. Il évoque le temps où il se mit en tête de mettre en terre des greffons : c'était juste après le rigoureux hiver
1956.
Vous soufrez ?
"Vous soufrez ? Non, je sulfate." Le mot est de l'humoriste Michel Vivoux. Il s'applique aussi à celui qui vinifie lui-même. Son père, Paul, escaladait les marches du chai et les degrés de la
cave, parfois jusqu'à douze, tandis que sa femme, Jeanne, avisée que des gens s'étaient taillés en vigne, confectionnait de succulentes croquettes pour restaurer, à midi, les agapes des
grappes.
C'étaient les vendanges. C'étaient les vendanges après la taille et les trois traitements systémiques de printemps. Quelques grappes muscates, perlées de la rosée de Vendémiaire, se laissaient
oublier par des distraits, se voulant promises à une grive musicienne ou une tourte. Et les muscats, en habits de gala, rougissaient et suaient sous le pelotage obscène des vendangeuses
castratrices.
Raymond se souvient et a gardé sa passion. Pense-t-il aux Dames-Jeannes et aux bouteilles de plastique made in CEE en tête des gondoles dans les supermarchés ? Abonné au "Chasseur Français",
comme l'était déjà son père, il s'informe de l'air du temps et de la gamme des nouveaux brabants. Fin février de cette année 1994, il taille les pampres pour que mûrissent les jolies baies et que
grappillent ses petits-enfants. Il faut en profiter. Ses vignes sont promises, à plus ou moins longue échéance, à l'arrachage. Pour s'en souvenir, il ne restera pas grand chose sinon que de
collecter des vignes en vignettes gommées, en rangées millimétrées, dans les albums des vieux métiers.
JF
"La main savante de Raymond Fabre". Buzet-sur-Tarn. Février 1994. Photo JF.
Lorsque j'ai appelé Marie-Hélène, la fille de Raymond Fabre, qui venait de mourir, le 27 janvier 2007, pour lui présenter mes condoléances, elle m'a parlé de l'album de famille qui s'ouvrait
sur ce papier de "La Dépêche".
Il ne reste plus que trois ou quatre rangées de vigne... pour la survie de quelques grives. Quand je bois du vin rosé, le soir à "Flunch", et que je lis "contient des
sulfites", j'ai envie de crier : "Mildiou !"