L'homme qui a planté des arbres
Les correspondants de presse d'un journal de province ont quelque chose de touchant. J'en parle savamment pour l'avoir
un peu été, à l'occasion. Envoyés spéciaux à l'autre bout du village, ils font des petits relevés de la petite histoire, celle qui rejoint la Grande, prennent le pouls et la température du
microclimat d'un microcosme.
Loin d'être des "agités du local", ils érigent le menu fretin en belles pièces. Ils indiquent les horaires de la permanence de "notre député", celui qui "nous a fait l'honneur de sa
présence" ; ils relaient les caprices de Dame Météo ; ils constatent que "les lampions se sont éteints" après que "la fête ait battu son plein", "malgré la
pluie, le public était venu nombreux" ; ils prophétisent que "tout le monde ne pense qu'à se retrouver l'an prochain" ; ils déplorent le départ d'une figure locale,
"parti beaucoup trop tôt" après une "longue maladie". "L'Eglise était trop petite" pour tous ceux qui voulaient le conduire à "sa dernière demeure"... Mais ils
fourbissent déjà leurs plumes pour l'inauguration de la Maison de Retraite, "sortie de terre comme un champignon"...
Je vous conseille la lecture des "Bottes Rouges" de Franz Bartelt, qui fait des "localiers", par le biais de son héros, une bonne dissection.
Les hommes qui plantent des arbres ont quelque chose de touchant. J'en parle savamment pour en connaître un, tout droit sorti d'une chanson de Brassens, "Auprès [du sien], il vivait
heureux" ou d'une nouvelle de Giono "L"Homme qui [en plantait].
C'est au début des fièvreuses années 90 que Lucien
a planté ses chênes. Si je l'ai remarqué, c'est parce que j'étais loin d'eux, dans le "haricot Altoséquannais" (1) qui colle à Paris (là-même où l'actualité braque ses projecteurs), où je faisais
mes premiers pas d'employé de "bourreau".
C'est parfois lorsqu'on s'éloigne des choses qu'ont les voit mieux.
Revenu "aux herbes", a germé en moi l'idée de les voir pousser, ces arbres.
Je proposai à la rédaction de "La Dépêche du Midi" de les saluer, tous les 5 ans, sous la forme d'un petit papier illustré, entre les horaires de permanence de "notre député",
les lampions éteints et les pétards mouillés de la fête qui faisait du plein un battu d'avance... L'histoire de quelques chênes au milieu de "marronniers" en quelque sorte...
1992. 1997. 2002. 2007. Nous avons respecté ce serment d'amour et de fidélité. J'ai les preuves. Il n'y a pas d'amour. Il n'y a que des preuves d'amour.
Curieusement, en 2007, même les politiques nous ont rejoints, faisant épouser le mandat présidentiel, de septennat devenu quinquennat, avec notre rendez-vous. Faut-il y voir un signe ?
Je me tairai en phrases trop demanderesses en symboles et vous offre céans, pendant quatre jours, une histoire vraie, belle et forte. Et ouverte...
JF
(1) Le département des Hauts-de-Seine a la forme d'un haricot en grain autour de l'Île-de-France.
Coupure de "La Dépêche du Midi" (Edition Nord-Est) du 2 janvier 1992
"Faire flèche de tout bois dont on fait aussi des flûtes. Musique et champagne ! Pour la naissance de la chênaie de Lucien Sigaudès, planteur en terre buzetoise. Vivats pour celui qui planta
des arbres des meilleures espèces. Label au bois naissant.
Quand la main se fait verte et saisit un plantoir, un vibrato ondule alors la terre qui s'assouplit sous le pied du semeur. Lucien Sigaudès, estampillé buzetois bon teint, ne le conteste
pas. A l'heure où l'on ne cesse de s'alarmer sur la dégradation du cadre de vie naturel, lui, il milite, agit, crée. Loin des paradoxes et des comités de théoriciens, Lucien a pris le parti de ne
plus crier haro sur le baudet et s'est penché là où le bât blesse. Et il a planté. Des fagacées. Plus communément appelés chênes. Tout un symbole. A qui il a offert tout un espace de son
exploitation des "Bardis". Ainsi "fût-il". Sur 3 ha, les 3 000 arbustes, dans leurs petits enclos protecteurs bleus, ont été portés en terre à l'antépénultième Sainte-Catherine (car tout arbre y
prend racine) et ont, au vu des premières apparences, trouvé un "terrain d'entente" qui leur semble favorable. En clair, ça pousse ! Même si deux ou trois récalcitrants ont renié leurs racines.
Ces feuillus encore duveteux vont croître sous l'oeil paternel de l'ami Lucien. Les riverains et les curieux, et pourquoi pas, les observateurs jetteront bien un regard machinal vers ce lieu
rendu magique. Courbes de statistiques et de croissance sans fard. Sondages de popularité immédiats.
Avec le "tan".
Une chênaie : l'idée n'est pas nouvelle chez ce grand "paysan-poète" qui, à sa manière, a célébré Dame Nature par bien des égards, et toujours animé d'une flamme conservatrice. Du reste,
Lucien ressemble un peu à un arbre : quand il déplie sa haute stature, il a la sveltesse du peuplier et la force tranquille du chêne. Et le bois travaille Lucien qui l'a travaillé, en bon
menuisier, toute sa vie durant. Identité remarquable. Dorénavant, le rabot est posé et la cognée ne sortira pas.
Les thèmes de dialogue sont alors aisément imaginables chez cet homme de bon sens nourri à la sève la plus féconde de la vie : la politique vert ou vert tendre ? L'Antarctique, la forêt
amazonienne ? Des réalités.
Sous les frondaisons d'un chêne, Saint-Louis rendait justice ; Lucien y sourira, tel un démiurge sylvestre. Ses fournisseurs de tan auront à battre la mesure. Que passent les saisons. Que passent
par ici les furets et les palombes. Que viennent les premiers glands. Les aubes silencieuses et les soirs en pluie. Les borées caressantes et les soleils parfumés. Baume au coeur et coeur sur la
main.
Des petits enfants séculaires, un jour, se souviendront de l'aïeul à la main verte et des vibratos ondulant la terre.
Peut-être retrouveront-ils aussi, glissé dans les pages des grimoires et registres familiaux, voisin d'une feuille de chêne séchée, ce carré de journal jauni..."
Janvier 1992
JF
Lucien Sigaudès dans sa chênaie. Novembre 1991. Photo JF.