Monnaie de singe
Superstitions.
Jeannette est croyante. Jeannette ne va pas à l'église parce que le "Bon Dieu est partout". Jeannette prie. Parce qu'elle a "des emmerdements". "Papa me disait,
disait-elle, "la vie, c'est une tartine de merde, on en mange un petit peu tous les jours". Jeannette est très superstitieuse. Son père est mort un vendredi, comme le Christ. Elle
redoute le vendredi. Elle ne supporte pas qu'un objet soit de travers. Quand un animal est malade, elle est capable de s'arrêter de fumer pendant une semaine, pour faire un voeu de guérison.
Pensée magique. Maurice, esprit cartésien, communiste jusqu'aux dents, ricane et raille Jeannette... Arlette dit : "Si au moins le Bon Dieu pouvait nous donner un peu de "lové". Le
"lové", dans le sabir des gens du voyage, c'est l'argent.
Mais justement, le "lové", c'est ce qui manque le plus.
Monnaie de singe.
Pour une passion, ou pour une cause, faut-il dire "combien ça coute ?" ou "combien ça vaut ?" Me suis-je posé la question quand, au grand dam de ma mère, je sponsorisais, en
ersatz de mécène, une bouteille de gaz ou un sac de grains ?
Jeannette a du mal à joindre les deux bouts.
Jeannette est dans la misère.
C'est un fait établi, "la dame du zoo" est maintenant une figure locale, fondue dans le paysage. Le pain rassis, les légumes et les fruits, le foin, la paille, le fourrage, toutes sortes de dons en nature parviennent chez Jeannette comme des offrandes sur un autel mystique ou une grotte secrète.
Le portail du parc devrait être classé monument
historique... Ah ! S'il pouvait parler, celui-là... Des pochons logotisés aux couleurs du supermarché du coin, gonflés de croûtons, accrochés à lui comme des ex-voto, jusqu'aux chiens abandonnés
là, attachés parce qu'on sait qu'ici, il y a un peu de "Saint Roch" et de "Saint François d'Assise".
Alors Jeannette décroche le pochon, détache le toutou qui va rejoindre "Bibonville". C'est mieux que rien. Ca tombe bien, du village, elle m'a fait ramener de chez le quincaillier deux
mousquetons, deux bons colliers en cuir et trois mètres cinquante de chaîne. J'aurais acheté ça en ville, on m'aurait pris pour un sado-maso bricoleur...
Alors bien sûr, le brave clébard va rejoindre la meute ; les conditions de vie ne sont pas idylliques, il faut bien le reconnaître. Attachés à un arbre, un vieux tonneau récupéré à la
décharge pour niche, une vraie de vraie, comme celle de "Pif le chien" pour les plus chanceux, "Trouvé", "Bienvenu", "Parking" ou
"Mercredi", les pattes assurées dans la gadoue l'hiver, ont au moins de quoi casser la croûte, de quoi boire ; la vie de pensionnat pendant que la famille, revenue de la Côte d'Azur, a
oublié où elles les a oubliés...
" - Ca vous en fait combien, de chiens, maintenant, Jeannnette ? Trente-cinq ? Quarante ?
-
Quarante-deux.""Pour les plus chanceux des chiens abandonnés, une vraie niche..." (Photo Jean-Louis Jammet - "La Dépêche du Midi")
Arlette et Maurice.
Si le bon, le brave Maurice se montre pacificateur, Arlette ne met pas de gants pour fustiger Jeannette. Qui aime
bien châtie bien. Elle seule peut se permettre de lui dire sans langue de bois : "Mais enfin Jeannette, tu es complètement "narvalo". Tu trouves que t' en as pas assez des clébards ?" Ce
que fait Jeannette est sans doute au delà du raisonnable... Une pointe d'amertume ne demanderait qu'à se muter en misanthropie. Elle pourrait faire sienne la devise de Pascal : "Plus je
connais les hommes plus j'aime mon chien". Combien de fois l'ai-je entendue porter un regard sans concession sur ses semblables. "Untel ? Mais c'est un mange-merde ! Comme tu le
sais, j'ai vécu pendant plus de vingt ans avec un Amar, et je reconnais que son frère, Mustapha, avait raison. Il disait que les gens étaient devenus d'"un hypocrite et d'un égoïste" qu'il vaut
mieux les ignorer que les fréquenter."
En attendant, le zoo reçoit toujours le public, et Jeannette sait se montrer prévenante, agréable, disponible, passionnante avec tout le monde et avec chacun.
Maurice a toujours un outil à la main. Arlette pourvoit aux petites intendances.
L'un et l'autre veillent à l'entretien du parc ; songent à son embellissement.
Jeannette parle d'une belle "façade" décorée qui doit se trouver dans un vieux camion, au fond du sous-bois. Un pieu se déchausse, un fil de fer se détache : Maurice recloue un cavalier. La balustrade qui clôture les cages perd de son lustre : Arlette me demande de l'assister, et, vaillamment, armés de pailles de fer, nous grattons la rouille et la repeignons en vert. A cinq heures, Jeannette nous appelle et nous sert du thé dans des tasses rouges en plastique. Elle les a récupérées à la décharge. "Les gens jettent vraiment n'importe quoi."
"Et cette belle façade, si on se décidait de la sortir
?"