L'illusionniste : Les apparences sont trompeuses. Et les illusions sournoises. On dit que le temps "passe" car on n'a pas
encore inventé un verbe plus fort pour imager son chemin. (Il s'adesse à l'horloger :) Vous voyez, monsieur, pourquoi insistez-vous pour quantifier et mesurer le temps alors que vous
savez pertinemment qu'il est indomesticable ? Vous en avez l'illustration parfaite à cette heure. Vous pouvez sans crainte revendre votre stock de réveils, pendules et autres sabliers, et changer
de négoce. Tenez ! Je vous suggère de vendre des parapluies. Malgré le bulletin météo périmé de ce journal, les premières gouttes de pluie se font sentir : il n'y a pas que des fausses nouvelles
dans la presse.
L'horloger : Vous m'ouvrez un peu les yeux, vous qui les avez si souvent fait fermer chez les autres.
L'illusionniste : Vous pourriez très bien tenir commerce tout près de cette agence. Une belle boutique de parapluies qu vous n'ouvririez jamais, même les jours de pluie ! Ou
mieux, encore, vous pourriez racheter ces murs-ci (Il désigne l'agence) et tout en ayant pignon sur rue, apposer en lieu et place de cette stupide enseigne, une autre, du même mauvais
goût : "Boutique". "Boutique", sans autre indication. Les cas de figure qui se pésenteraient alors pour les chalands seraient bien plus nombreux : "Boutique ? Boutique ? Oui, mais une
boutique de quoi ?" Vous seul, bien sûr, sauriez de quoi il retourne : vous éleveriez des baleines ! Belle revanche, non ?
L'horloger (Exalté) : Oui, oui.
L'illusionniste : Et devant la vitrine-bocal, à travers les glaces sans tain, vous verriez s'agiter des bancs de poissons-chats admirant des poissons-lunes, des poissons-scies
faisant la planche avec des requins-marteaux, la crème des anchois, l'élite des saumons, les meilleurs thons mettant les sardines en boîte, des perches tendues dans des talons-anguilles... Un peu
nous, quoi...
Mademoiselle : Et oui, un peu nous... Dans le même vivier finalement, très ressemblants dans la même attente, ma même teinte.
L'horloger : La même teinte : la nuit, tous les chats sont gris.
L'illusionniste : La même teinte : la nuit, toutes les crevettes, même roses, sont grises. La nuit, même tous les clowns blancs sont gris. J'ai un ami clown. Ringard au possible.
Il ne faisait plus rire que lui. Il s'est mis à boire du vin rouge et son vrai nez est devenu de la même couleur, à telle enseigne que tout le monde a cru qu'il était faux ! Et il a regagné
l'estime du public ! Rouge. Rouge : la teinte n'est pas nouvelle. L'atteinte n'est pas nouvelle. Sur le visage de ce clown blanc, on a posé rouge et on a obtenu bleu. Un soir, en se démaquillant,
il en a mis partout. De grandes plaques rouges perdurent depuis. C'est lui qui dit ça, mais à la vérité, ce sont les soucis et les tracas qui lui ont donné cette couleur tuilée. A trop recevoir
de tuiles, son visage a pris l'aspect tuilé. Comment s'appelle cette affection -cette affection !- de la peau aussi difficile à prononcer qu'à supporter ? Il vaut mieux l'éternuer... Je ne sais
plus. Toujours est-il qu'un incendie semble lui ravager en permanence le visage et que le psoriasis... ça y est, j'ai retrouvé le mot !... que le psoriasis dessine la carte du monde sur son
cou.
Mademoiselle : Pourquoi dites-vous tout ça ?
L'illusionniste : Pour vous prouver que nous sommes tous très vulnérables et perméables sur tous les fronts, et tous semblables devant les outrages du temps. D'autres l'ont dit,
bien avant moi. Ne pensez-vous pas que, dans cette optique, nous devrions revoir à la baisse nos différences ?
L'horloger : Mais oui, il a raison ! Nous devrions trouver un terrain d'entente, cultiver les mêmes plates-bandes au lieu de les piétiner. Voilà pourquoi nos semelles
s'amenuisent...
(On voit une passante ralentir son pas et s'arrêter.)
(A suivre.)