11 septembre 2008 4 11 /09 /septembre /2008 19:19

Le passant (L'horloger) : C'est étrange. J'aurais pourtant juré que vous cheminiez ensemble : vos chaussures sont pareillement usées.

Mademoiselle : Usées ? Vous ne pensez pas si bien dire. J'ai à la maison une paire de bottes qui ne marchent plus du tout. J'ai trop marché avec elles. J'aimais les porter, hautes, longues ; leur cuir se frottait à moi comme une autre peau. La vivante. Celle que j'aurais dû connaître. La botte ! On m'a dit que des hommes ont cru que je la leur proposais : je ne les ai jamais vus...

L'horloger (A l'illusionniste.) : Cette femme est folle ?

L'illusionniste : Non. Elle est seule.

L'horloger : Est-ce là une de vos différences ?

L'illusionniste : Monsieur, il va falloir avoir du courage : vous allez devoir affronter les deux nôtres réunies. Vous en apportez une troisième.

L'horloger : Je ne vous comprends pas très bien...

Mademoiselle : Là, l'agence...

L'horloger : Quoi, l'agence ?

Mademoiselle : Vous lui avez donné une fonction qui n'est pas la sienne.

L'illusionniste : C'est bien là où nos avis divergent : Mademoiselle prétend qu'on y vient en quête d'une âme soeur ; vous, vous affirmez qu'on y brasse de l'argent, et moi, je soutiens que cette agence est pour l'emploi.

L'horloger : Que de surréalisme en une seule phrase ! Qui êtes-vous donc, monsieur ?

L'illusionniste : Je suis le grand Manolo, l'illusionniste.

L'horloger : Votre visage ne m'était pas étranger. Les affiches arrachées, c'est vous ?

L'illusionniste : Sous le menton. C'est là qu'il y avait mon nom.

L'horloger : Eh bien, apprenez, monsieur de désillusionniste, que derrière ce rideau s'abritent, malgré un banquier fort infect, les meilleurs taux de prêt de cette ville.

L'illusionniste : Prenez garde au rideaux, prenez garde ! Les rideaux sont aux fenêtres ce que les draps sont aux lits : des écrans fantasmagoriques pour ceux qui s'ennuient. Et ceci s'applique aussi pour vous, mademoiselle.

Mademoiselle : Vous avez terminé votre attraction ? Hélas, je suis désolée, pas de public pour vous applaudir. Rangez vos accessoires et allez poser vos lapins ailleurs. Je ne peux souffrir plus longtemps les méprises de l'un comme de l'autre. Ce rideau va s'ouvrir et vous serez tous deux édifiés.

L'horloger : Je ne vous suis pas du tout, et je vous vois venir avec vos grandes bottes, mademoiselle la fétichiste. Cette agence se ferme à nous, c'est un fait ; elle ouvrira, sans aucun doute, et j'en franchirai le seuil, coûte que coûte. Et je démontrerai mes dires. L'argent est le nerf de la guerre ? Eh bien nous ferons la guerre des nerfs s'il le faut. Vous n'allez pas obliger un vieux singe à changer de grimace quand il sait qu'il va être payé en monnaie du même nom.

(A suivre.)

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Brèves:

BREL : "LE CONCILE DE TRENTE"

Une visite éclair dans la grande librairie là, et c'est confirmé : Brel, toutes mâchoires absentes, va faire parler de lui. 30 ans de tombeau au 9 octobre, ça se commémore. Vu le premier bandeau rouge "trentième anniversaire de sa mort".
Robert Laffont réimprime "le Todd" et l'Oeuvre intégrale. Des valeurs sûres.
Tout le reste est à venir.
J'ai lu imprimé qu'"un cahier à petits carreaux sur lequel Jacques Brel a noté les différentes ébauches de la chanson "Amsterdam" jusqu'à la version définitive" serait mis aux  enchères. Estimation : entre 50 000 et 70 000 euros.

J.F.

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10 septembre 2008 3 10 /09 /septembre /2008 19:03

Mademoiselle : Je voudrais tant qu'il devienne des nôtres.

L'illusionniste : Il hésite.

Mademoiselle : J'aimerais tant qu'il entre dans notre camp.

L'illusionniste : Il nous a vus.

Mademoiselle : Il s'arrête.

(Le passant s'arrête à la hauteur de Mademoiselle et de l'employé aux écritures.)

L'illusionniste (Au passant, désignant l'agence.) : Vous aussi ?

Le passant : Moi aussi. Il y a longtemps que vous attendez ?

L'illusionniste : Suffisamment pour que nous perdions patience.

Le passant : Quelle heure est-il ?

L'illusionniste : "Neuve" heure.

Mademoiselle : Oui, devant ce rideau encore baissé et l'heure qui marque le pas, nous avons vu poindre quelques doutes.

L'illusionniste : Quelques doutes justifiés.

Le passant : Il est vrai que l'attente est toujours un peu angoissante, comme le souligne fort à propos votre épouse.

L'illusionniste : Ce n'est pas mon épouse !

Le passant : Pardonnez-moi. Je croyais que vous étiez ensemble. Vous vous ressemblez tellement.

L'illusionniste : Nous attendions ensemble sans l'être. A dire vrai, nous nous étions découvert quelques... différences. Et nous comptions les soumettre à votre appréciation. Vous connaissez cet endroit ?

Le passant : Je l'ai bien connu dans le temps. Il n'a pas changé. Il y a longtemps que mes pas ne m'y avaient pas porté. Les tractations et les rencontres se sont espacées, technicité oblige. Je pensais ne jamais avoir à y remettre les pieds.

L'illusionniste : Il est vrai qu'on n'y vient pas de gaieté de coeur.

Le passant : C'était en... Je ne me souviens plus. J'étais venu y déposer quelques monnaies sonnantes et térbuchantes, et puis après un long chemin facile, fleuri, j'ai moi aussi trébuché. Les revenus, les biens, les rentes, sans aucun garde-fou... Voyez-vous, moi, je suis dans l'horlogerie. Toute ma vie, j'ai mesuré le temps, et le temps me tue sans mesure. Plus personne ne veut d'horloge. Les gens vont trop vite, ils doivent être très malheureux. Ils ne veulent plus d'horloges : ils préfèrent l'argent des horloges ! On dirait que ce monument aux sorts leur fait peur. Alors, les belles pendules d'argent m'ont désargenté. Peut-être ont-il trop écouté Brel : "Et fuir devant vous une dernière fois la pendule d'argent, qui ronronne au salon, qui dit oui qui dit non et puis qui nous attend..." Me voici donc sans un sou vaillant, avec sur les bras une multitude de créanciers qui tapotent leurs montres et se frottent pouce contre index. Me voici donc ici, venu pour m'incliner devant un guichetier qui, si ma mémoire est bonne, est borné. De plus, il est hautain. Et il sent mauvais. L'argent n'a pas d'odeur, mais lui en a une. Forte. Il sent la suffisance. Mais... J'y songe, vous deviez me soumettre vos différences...

L'illusionnsite : C'est que vos propos, dans le même temps viennent de les démonter, les dissiper et les épaissir...

(A suivre.)

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9 septembre 2008 2 09 /09 /septembre /2008 19:10

Mademoiselle : Monsieur, je comprends votre souffrance. Et je la partage. Je souffre pour vous. Autant que vous. Mais il me semble que vous faites erreur sur la nature de cette agence : on n'y vient pas pointer pour du travail comme vous le sous-entendez. On y vient, tout aussi contraint et forcé, je dois dire... On y vient...

L'illusionniste (Avec interrogation appuyée et insistance.) : Mademoiselle ?

Mademoiselle : On y vient... à la recherche d'une âme soeur.

L'illusionniste : Comment, vous voulez dire que cette agence est matrimoniale ?

Mademoiselle : Oui, monsieur.

L'illusionniste : Mademoiselle, vous êtes cynique.

Mademoiselle : Plût à Dieu que je le fusse. J'aurais à cette heure tous les hommes de cette ville à mes pieds. Or, je ne peux déplorer que la béance de leur absence.

L'illusionniste : Ah ! Vos mots, Mademoiselle ! Surveillez vos mots !

Mademoiselle : Qu'ont-ils, mes mots ?

L'illusionniste : Ils me blessent. Cette agence est pour la l'emploi. Ne me contariez pas.

Mademoiselle : Je ne sais qui ou quoi pourrait vous ouvrir les yeux que vous avez tout remplis de la poudre que vous jetiez à ceux des autres... Qui ou quoi... Il y a bien cette enseigne, mais elle ne nous enseigne rien... Qu'y-a-t-il inscrit à la craie, là, à côté de la plaque ?

L'illusionniste (Il se penche pour lire.) : Les murs ont des arêtes.

Mademoiselle : Maigre indice. Cette agence est matrimoniale. Ne suffit-il pas que je l'affirme ?

L'illiusionniste : Cette agence est pour l'emploi.

Mademoiselle : Monsieur, vous n'êtes pas bon.

L'illusionniste : Mademoiselle, vous êtes ingrate.

Mademoiselle : Il faudra bien nous départager... Tenez, justement, un passant.

(On voit un passant au fond de la scène.)

L'illusionniste : Non !

Mademoiselle : Non ?

L'illusionniste : Non, justement. Un passant. (Il appuie sur "un".) Un incomptétent.

Mademoiselle : Il faudrait souhaiter qu'il s'arrête.

L'illusionniste : Ah ! Alors là, s'il s'arrête...

Mademoiselle : Il deviendra intelligent ?

L'illusionniste : Non, mais il nous ressemblera. Et alors nous pourrons l'interroger. Je crois qu'il atténue son pas.

(A suivre.)

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CES PHRASES QU'ON AURAIT VOULU ECRIRE

Après Jean Giono, invité le 22 août, c'est au tour de mon camarade Tchekhov de s'installer ici. Est-il utile (dussé-je voir s'épanouir ou s'évanouir toute forme de prétention) de vous souffler les mots de projection, tranfert, mimétisme ?


" Nina : Votre vie est si belle !
Trigorine : Qu'a-t-elle de particulièrement beau ? (Il consulte sa montre.) Je dois aller travailler. Excusez-moi, je n'ai pas le temps. (Il rit.) Vous avez écrasé mon cor le plus sensible, comme on dit, et voilà que je commence à m'agiter, à me fâcher un peu. Soit, parlons-en, de ma vie, belle et lumineuse. Par où commencer ? (Après avoir réfléchi :) Il existe des idées fixes, ainsi, par exemple, il y a des gens qui ne peuvent s'empêcher de penser à la lune, nuit et jour ; eh bien, à chacun sa lune ; la mienne, c'est jour et nuit cette pensée obsédante : tu dois écrire, tu dois écrire, tu dois... Un récit à peine terminé, il faut, on ne sait pourquoi, que j'en commence un autre, puis un troisième, puis un quatrième... J'écris sans arrêt, comme si je courais la poste, et pas moyen de faire autrement. Qu'y-a-t-il là de beau et de lumineux, je vous le demande ? Oh ! Quelle vie absurde ! Me voilà seul avec vous, je suis ému, et pourtant, à chaque instant, je me dis qu'une nouvelle, restée inachevée, m'attend. Je vois un nuage dont la forme rappelle celle d'un piano ; je pense aussitôt qu'il faudra mentionner quelque part un nuage qui ressemble à un piano. On sent une odeur d'héliotrope ; je m'empresse de noter : odeur sucrée, couleur de deuil, à évoquer dans la description d'un soir d'été. A chaque phrase, à chaque mot, je vous épie, comme je m'épie moi-même, et je me dépêche de serrer ces phrases et ces mots dans mon garde-manger littéraire. Qui sait ? Cela pourrait servir. Le travail fini, je cours au théâtre, je vais à la pêche, belle occasion de me détendre, d'oublier. Pensez-vous ! Déjà, dans ma tête, remue un nouveau sujet, lourd boulet de fonte, et je me sens poussé vers ma table, et j'ai hâte d'écrire et d'écrire encore. Et c'est toujours, toujours ainsi, et je me prive moi-même de repos, et je sens que je dévore ma propre vie, que pour ce miel que je donne Dieu sait à qui, dans le vide, j'enlève le pollen de mes plus belles fleurs, j'arrache jusqu'aux fleurs et j'en piétine les racines. Ne suis-je pas fou ? Est-ce que mes amis et connaissances me traitent comme un être normal ? "Qu'écrivez-vous ? Qu'allez-vous nous donner ?" Cela ne varie jamais, et il me semble que ces attentions, ces compliments, cette admiration, tout n'est qu'une ruse, qu'on me trompe comme un malade ; et j'ai parfois peur qu'un beau jour, on ne me surprenne par derrière, qu'on se saisisse de moi et allez, à l'asile, comme Poprichtchine*. Et autrefois, dans les meilleures années de ma jeunesse, quand je débutais, le métier d'écrivain était pour moi un véritable calvaire. Un petit écrivain, surtout quand il n'a pas de chance, se croit malhabile, gauche, inutile ; ses nerfs sont tendus, usés ; irrésistiblement attiré par les gens qui s'occupent de littérature, ou d'art, il tourne autour d'eux, inaperçu, méconnu, et, comme un joueur passionné qui n'aurait pas un sou, il n'ose pas regarder les autres en face, il a peur. Je ne connaissais pas mon lecteur, mais, je ne sais pourquoi, je l'imaginais inamical, méfiant. Je redoutais le public, il m'épouvantait, et quand je faisais jouer une nouvelle pièce, il me semblait que tous les hommes bruns m'étaient hostiles, et tous les hommes blonds d'une indifférence glaciale. Oh ! C'était horrible ! Quelle souffrance !

* Personnage de Gogol, "Le Journal d'un fou"


Anton Tchekhov (La mouette)

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8 septembre 2008 1 08 /09 /septembre /2008 19:26

Personnages :

Mademoiselle
L'illusionniste
L'horloger
La passante
Des passants...

PREMIER ACTE

Une rue.
Une agence avec une seule enseigne : AGENCE, sans autre indication.
Un banc public.
Une palissade avec quelques affiches à moitié arrachées.

Un homme est tout près du rideau de l'agence.
Une jeune femme (Mademoiselle) s'approche.

Mademoiselle : Monsieur ?

L'homme : ...

Mademoiselle : Monsieur ?

L'homme : Madame ?

Mademoiselle : Mademoiselle.

L'homme : Mademoiselle ?

Mademoiselle (Désignant l'agence.) : Vous aussi ?

L'homme : Moi aussi.

Mademoiselle : Il y a longtemps que vous attendez ?

L'homme : Suffisamment pour que je perde patience.

Mademoiselle : Quelle heure est-il ?

L'homme : "Neuve" heure. Il y a bien des inscriptions, là, sur cette plaque, mais les horaires sont effacés.

Mademoiselle : Vous verrez, elle ouvrira contre toute attente. C'est une adresse réputée.

L'homme : Le sera-t-elle assez pour me rendre mes illusions ?

Mademoiselle : Vous les avez perdues ?

L'homme : Toutes. Tout marchait pourtant très bien. Je brûlais les planches. D'un chapeau-claque,  je faisais apparaître des elfes et des ondines aux berges d'une rivière de diamants qu'Alcyon effleurait de son aile. Pour célébrer sur les fonts baptismaux la naissance de dix-huit naïades, l'Echanson des Dieux venait servir le philtre qui transformait les larmes en or pur. Assistaient aussi aux cérémonies douze douzaines de sylphides callipyges soumises et rangées, un quarteron de rosières vêtues comme à Carême-prenant, un banc de sirènes fretillantes et argentées qui apprenaient la valse à des albatros empruntés, soixante-quinze déesses cosmopolites glissées dans de hautes bottes de cuir bleu et des myriades de figurants dociles, priant avec ferveur, à genoux, aux pieds d'Omphale triomphante. Je faisais descendre le serpent du Caducée, sortir d'Hydre de Lerne et tous les loups de Paris. J'étais le meilleur des illusionnistes. Et puis un jour, il a fallu se rendre à l'évidence : l'apparat était devenu dérisoire. On a crié à l'imposteur, au charlatan ; on m'a chassé du temple, voué aux Gémonies. Et voici à quoi je suis réduit aujourd'hui : à venir pointer dans cette agence miteuse, aussi fermée que l'esprit d'un public aveuglé par les nouveaux marionnettistes. Oh ! Mais, je ne suis pas fini, moi. Je leur montrerai que je suis encore un artiste. Un vrai. Un pur. Un sincère. Un grand. Le Grand Manolo ! El Grande Manolo ! The great Manolo ! And now, ladies and gentlemen, the greatest showman in the world : the geat Manolo ! Je suis le Grand Manolo ! (Plus fort, en s'époumonant.) Je suis le Grand Manolo !

Mademoiselle : Qui êtes-vous, monsieur ?

L'homme (L'illusionniste) : (Plus bas et résigné.) Je suis le Grand Manolo...

Mademoiselle : Les affiches arrachées, c'est vous ?

(Elle désigne les affiches, sur la palissade.)

L'illusionniste : Les affiches arrachées sous le menton : c'est là qu'il y avait mon nom...

Mademoiselle : Monsieur...

L'illusionniste : (Avec interrogation et insistance.) Mademoiselle ?

(A suivre.)

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7 septembre 2008 7 07 /09 /septembre /2008 19:57


Conception graphique : Phil. C.

Avec Agence, j'ai voulu traiter le thème de la frustration et de ses nombreux méfaits. Mais aussi du temps qui passe, inexorablement.
Trois personnages, bien qu'à priori en désaccord total, sont extrêmement proches.
Ils se reprochent leurs différences mais ils sont en fait, sans vouloir l'admettre, sur le même pied d'égalité : sevrés trop tôt d'un bien qui leur était vital, ils s'évertuent à clamer leurs semblables douleurs, semblables souffrances et solitudes.
Ils finiront pas trouver un terrain d'entente et se répareront mutuellement.

J.F.

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5 septembre 2008 5 05 /09 /septembre /2008 20:03

Voix off : Nous avons dansé jusqu'à l'écroulement. Je me suis senti aspiré par le bas. Elle, elle est restée debout. Hiératique. Je me suis enfoncé jusqu'au tronc. Elle m'a enjambé. Je n'étais plus qu'une aspérité du sol. Ses bottes étaient si brillantes que je m'y suis miré. J'ai vu ma gueule de chien sauvage, battu, apeuré et traqué. J'ai vu mes rictus et mes yeux concupiscents. Je me suis effrayé. J'ai senti des bribes et des fantômes de mon passé pleuvoir sur moi en pluies acides. Pourtant, j'ai tendu mes doigts pour caresser le très luisant objet de mon désir. Ce que j'avais ardemment souhaité, je le voyais là, tout près, surfait. Mensonger. J'étais là, las, épuisé de la longue macération dans mon jus faisandé, incapable d'agir. A cet instant crucial, qui aurait dû être pour moi le couronnement, "l'abotissement" de plus de trente ans de hantise, de cohabitation forcée, je me suis senti sec, vidé, sans moteur ni énergie, exténué, profondément déçu. A l'image de ces dépliants qui promettent la vue sur la mer, qui n'est rien d'autre qu'une bouche d'égout. A grand mal, je me suis extirpé de la fange et je me suis enfui. J'ai couru et je suis tombé à genoux. Ce qui s'est ensuite passé, je le sais parce qu'elle me l'a raconté. Elle a ôté l'une de ses bottes, rien qu'une, comme ça, pour voir. Et elle a gardé l'autre. Elle est sortie du dancing imrovisé. Elle s'est approchée de moi, en claudiquant. Elle s'est placée en face de moi qui fermais les yeux. Très doucement, de son genou, elle a effleuré ma joue. Elle m'a dit : "As-tu un jour songé que, sous le cuir, il se pourrait qu'il y ait un peu de peau ?" J'ai veillé au grain. C'est ce jour-là que j'ai découvert la tendresse.

(Silence.
La porte de la cabine téléphonique s'ouvre brutalement.
L'employé aux écritures s'enfuit et tombe à genoux.

La botteresse sort à son tour.
Elle a ôté l'une de ses bottes.
En claudiquant, elle s'approche de l'employé aux écritures et se place face à lui.
De son genou, elle effleure sa joue.)

La botteresse : As-tu un jour songé que, sous le cuir, il se pourrait qu'il y ait un peu de peau ?

(L'employé aux écritures se relève.
Il enlace la botteresse, puis tous deux se regardent, intensément.)

Tes ailes de nez ont bougé. Tu es prêt à t'envoler.

(Noir.
Rideau.)

FIN

-----
PROCHAINEMENT SUR CET ECRAN
AGENCE
de Joël Fauré

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4 septembre 2008 4 04 /09 /septembre /2008 19:34

La botteresse : Je ne la vois pas comme vous, mais un peu presque. Je la trouve esthétique, confortable, fonctionnelle et sensuelle. C'est ce que disent à mots couverts les tabloïds pelliculés. Je ne suis pas bien loin de l'attribut que vous en avez fait. Je vous propose la botte.

L'employé aux écritures : Là, tout de suite ?

La botteresse : Tout semble laisser croire que vous attendez ça depuis longtemps, non ?

L'employé aux écritures : Oui... Mais il faut un minimum de préparation... Il faut que ce soit amené... J'ai piétiné, trépigné, arpenté... Peut-être encore quelques pas avant d'en faire de faux et de franchir le seuil.

La botteresse : Quelques faux pas... Savez-vous danser ?

L'employé aux écritures : Vous touchez là du doigt une de mes grandes et nombreuses lacunes.

La botteresse : Voulez-vous que je vous apprenne ?

L'employé aux écritures : Là, tout de suite ? Un endroit plus intime serait plus adapté.

(Elle se dirige vers la cabine téléphonique, y pénètre et invite l'employé aux écritures à faire de même. Lorsque tous les deux sont dans l'habitacle, une chanson se laisse entendre : "La valse à mille temps" de Jacques Brel.

On voit le couple ainsi formé se mouvoir au rythme de la musique, assez difficilement.
Mouvements de plus en plus rapides et désordonnés, suivant le cescendo de la chanson.
Au 3e couplet, les "danseurs" tirent les rideaux dont la cabine est originalement pourvue.
La chanson s'achève.
Personne ne sort.
Court silence.)

(A suivre.)

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3 septembre 2008 3 03 /09 /septembre /2008 20:55

"La botteresse" vue par Marie-Pierre Z.
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3 septembre 2008 3 03 /09 /septembre /2008 19:52

L'employé aux écritures : Ce jeu est stupide.

(Il s'approche de la table, se saisit d'une boîte à chaussures et s'assoit par terre, à même le sol. De sa boîte, il sort des petits soldats de plomb qu'il dispose en rangs d'oignons.)

Va combattre, petit soldat. Et n'oublie pas que si tu passes l'arme à gauche, ce sera parce que tu n'auras pas su à temps la changer d'épaule.

(Il continue à disposer ses soldats.
Tout absorbé qu'il est par son nouveau "jeu", il n'entend ni ne voit ce qui se passe derrière lui : la botteresse est de retour. Copieusement bottée.
Elle ferme et essore un parapluie ; enlève son imperméable qu'elle suspend au perroquet.
Elle se dirige vers l'employé aux écritures.
La première chose que ce dernier voit d'elle, c'est le bout de ses bottes.
Il sursaute.)

La botteresse : Je vous fait toujours autant bondir ?

L'employé aux écritures : Vous me faites abonder.

La botteresse : Vous me remettez ?

L'employé aux écritures : Je vous remets puisque vous avez pu les remettre. Vous veniez tous les jours ici, à la même heure, une interminable cigarette entre les lèvres. Il y a longtemps que je vous ai remarqué, ou plutôt, il y a longtemps que j'avais remarqué la marque de vos cigarettes. Il y a longtemps que vous n'étiez pas venue. Vous pensez si je vous remets. C'est quand les gens s'absentent qu'on s'aperçoit qu'ils existent. Je tenais absolument à vous revoir. C'était nécessaire. C'était vital. Je tenais à vous dire...

La botteresse : Quoi donc ?

L'employé aux écritures : Je tenais à vous dire que j'avais enfin trouvé le stylo que vous m'aviez demandé.

La botteresse : Ca a changé, ici.

L'employé aux écritures : C'est l'oeuvre victorieuse d'un concours d'idées de circonstances et d'associations d'idées.

La botteresse : Le téléphone est toujours en dérangement ?

L'employé aux écritures : Toujours.

La botteresse : C'est pour vous que je suis revenue.

L'employé aux écritures : Vous avez à ce point besoin d'écrire ?

La botteresse : Non. De vous voir, de vous entendre. Je me suis laissée dire qu'avec vous, je pouvais me laisser faire.

L'employé aux écritures : Je ne suis pas comme les autres.

La botteresse : Je sais.

L'employé aux écritures : Vous savez décoder et décrypter les situations ?

La botteresse : Non, c'est plus simple que ça. Un jour que vous n'étiez pas là, j'ai ouvert vos boîtes. On ne va pas mégoter.

L'employé aux écritures : Alors vous savez tout ?

La botteresse : Tout. L'anomalie n'est pas condamnable. L'insolite non plus.

L'employé aux écritures : J'ai mal perdu mon innocence. Mon père était insignifiant, ma mère m'a fait mâle et...

La botteresse : Chut ! L'inexplicable ne souffre aucune explication. Je suis lasse de ces "m'as-tu-vu" soi disant irréprochables qui cachent leurs crasse sous leur vernis et qui, un jour de grand vent, tombent le masque et se révèlent être infects, odieux. Avouer d'abord ses travers, c'est le meilleur moyen d'apprécier ensuite les qualités. Je sais combien dissimuler vous coûte. Certains jours, vous n'y arrivez plus. Je sais par ailleurs tout le bien qu'on pense de vous. Je vous observe depuis longtemps. Je sais ce qui vous pèse. Je sais les semelles de plomb qui vous oppressent le coeur. Moi, je vais, je veux vous aider. Sans calcul. Pour la pureté de derrière l'impureté que vous n'avez pas souhaitée. Pour ce qui s'est insidieusement installé. On ne vous a pas indiqué la bonne route. Vous avez emprunté un itinéraire de déviation. Oui, je vais, je veux vous aider. Je sais que ça ne se fait pas. Ce n'est pas dans la norme ; ce n'est pas dans la convention, mais moi, je vous propose la botte.

(A suivre.)

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2 septembre 2008 2 02 /09 /septembre /2008 19:33

Le fournisseur de pneus des autocaristes : Ne pas parler au conducteur. Il ne peut pas vous entendre, tout obnubilé qu'il est par le temps nébuleux ou le vrombissement de son moteur. Plein régime. Il négocie la route. Il a chage d'âme. Comme l'ânier a charge d'âne. Il suffoque sous l'âmée.

(Il se déplace et vient se positionner sur une autre dalle blanche.)

Dame, oui... Plus personne ne lui a jamais plus adressé la parole. Il les a promnenés, les autres, comme ça. Là où ses tours de roues le portaient. Aujourd'hui ici, demain ailleurs. AIDA ! Il avalait le bitume et sentait le goudron. Sur les sentiers battus comme dans les coins les plus enclavés où des élus ont eu des largesses pour des longueurs. Il taillait la route, ourlée de pointillés. En silence, il pensait...

(Il se déplace et vient se positionner sur une dalle blanche.)

Il pensait au petit autobus rouge et blanc que lui avait offert sa mère. A cette petite chose qu'il avait vu grandir et qui l'avait vu grandir. Qui l'avait mis en tôle.

(Il se déplace et vient se positionner sur une dalle blanche.)

Juste un autobus... En tôle.

(Au cours de l'échange qui suit, les personnages se déplacent sur les dalles, à chaque réplique.)

L'employé aux écritures : Référence à rappeler obligatoirement : D.C. Droit de cuissarde.

Le fournisseur de pneus des autocaristes : Ne pas parler au conducteur.

L'employé aux écritures : Affranchir au taif en vigueur.

Le fournisseur de pneus des autocaristes : Découper suivant les pointillés.

L'employé aux écritures : Ne pas marcher sur les pelouses avec n'importe quoi.

Le fournisseur de pneus des autocaristes : Ne portez pas les centimes.

L'employé aux écritures : Ne rien inscrire dans ce cadre réservé au service.

Le fournisseur de pneus des autocaristes : En cas de danger, briser la glace.

L'employé aux écritures : Chantier interdit au public. Port de bottes obligatoire.

Le fournisseur de pneus des autocaristes : E pericoloso sporgersi.

(Débit et déplacements de plus en plus rapides.)

L'employé aux écritures : Ne pas fumer.

Le fournisseur de pneus des autocaristes : Ne pas cracher.

L'employé aux écritures : Ne pas marcher.

Le fournisseur de pneus des autocaristes : Ne pas penser.

L'employé aux écritures : Chaussée déformée.

Le fournisseur de pneus des autocaristes : Montée interdite.

L'employé aux écritures : Traversez entre les clous.

Le fournisseur de pneus des autocaristes : Couloir réservé aux autobus.

L'employé aux écritures : Passage piétons.

Le fournisseur de pneus des autocaristes : Un autobus peut en cacher un autre.

L'employé aux écritures : On est que dalle sur le dallier. Je vais vous manger !

(L'employé aux écritures se jette sur la dalle occupée par le fournisseur de pneus des autocaristes. Celui-ci s'enfuit.)

(A suivre.)

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en essayant le plus possible
de ne pas se cogner."

Georges PEREC



 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

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