L'homme : Monsieur, je vous dis : "Bonjour". J'ai vu là-bas quelqu'un qui m'a laissé entendre que vous ne pouviez pas me voir.
Je comprends maintenant pourquoi.
(L'employé aux écritures retire la main de ses yeux.)
L'employé aux écritures : Vous n'êtes pas complètement dans le faux. Un seul regard et tout est compris, jusqu'à preuve du contraire. Je vous réponds : "Bonjour
monsieur". On peut me reprocher de parfois mal ou ne pas pouvoir voir, mais j'entends. Alors comme ça, c'est vous qui mettez la gomme dans les autocars ? Rassurez-vous : il y a pire ! Certains ne
vivent que pour bouler des perroquets et d'autres ne peuvent exister que dans le culte du souvenir d'un vibrant samedi soir...
L'homme (Le fournisseur de pneus des autocaristes) : Nous sommes ton sur ton. Mais, si je suis fournisseur de pneus des autocaristes, je suis aussi autocariste. C'est plus
commode, même si c'est plus crevant. Savez-vous pourquoi j'ai choisi ce métier ?
L'employé aux écritures : Non, mais je serai curieux de le savoir.
Le fournisseur de pneus des autocaristes : Quand j'étais petit, ma mère m'a offert un rutilant autobus en plastique rouge et blanc. Ca aurait pu être un camion de pompiers
flambant neuf -flambant neuf- mais non, moi, ce que je voulais, c'était ce que je voyais dans la main de tous mes copains : un autobus. Donc, ma mère m'en acheté un, tout pareil à ceux des
autres. Tout pareil, c'est vite dit... Avec les autres, on organisait des voyages sur les dunes du bac à sable. Et puis un jour, j'ai perdu le contrôle de mon autobus, et celui-ci a capoté. Dans
son ventre tout creux, on a pu voir la marque de fabrique : dans le plastique, il y avait gravé "Manufactura de juguetes. Granada." Mais la matière avait coulé, avait bavé, puis s'était
figée pour l'éternité. Le "j" de juguetes était déformé ; c'en était comique. Avec les copains-chauffeurs, on a bien rigolé. On a regardé les autres autobus. Mais tous avaient un "j" bien droit.
Seul le mien présentait un défaut de fabrication. J'étais à la fois très gêné et très fier. Parce que, malgré tout, il roulait bien, mon 500 grammes, fallait voir ça... D'ailleurs, un jour, on me
l'a volé. Vous dire que j'en ai pas eu gros sur le coeur serait trahir la vérité. Et puis, nous avons grandi. Mais je n'ai pas oublié. Quelques années plus tard, alors que je me promenais dans
les bois, pendant que le loup n'y était pas, mon coeur, même ballant, même pesant, a battu la chamade. Sous un roncier, j'ai revu mon autobus. Ou plutôt ce qu'il en restait : une carcasse privée
de ses roues. Il servait de repaire à des escargots. Mon très cher objet de mon enfance, mon petit frère, qui n'êtes plus aux essieux, est-ce bien vous ? En tremblant, je l'ai pris dans ma main
et, dans un scénario-catastrophe, je l'ai renversé, mais très vite ; tant pis, demain, on lirait dans la presse : "Un autobus se renverse : 25 petits-gris qui partaient en pèlerinage fortement
commotionnés". Tout s'est pourtant passé très vite, monsieur le commissaire... Juste le temps de revoir cette lettre boursouflée... Vous ne pouvez pas comprendre.... Le "j" de ma jeunesse. Le "j"
de "Je n'ai rien oublié". C'était bien lui. Voilà pourquoi, monsieur, je suis devenu ce que je suis. En souvenir de cet autobus que d'autres avaient raté.
L'employé aux écritures : Je crains de ne pouvoir vous être utile. Là où d'autres ont des petits vélos, dans la tête, vous, vous avez un autobus. C'est fou tout ce qui circule
là-dedans... Chacun sa pointure... Si vous saviez ce qui trotte dans la mienne... vous seriez dépassé. Que me demandiez-vous au juste au départ ?
Le fournisseur de pneus des autocaristes : Si vous n'aviez pas une petite idée, vous qui êtes chargé d'en avoir, sur la destination de mes prochains voyages. Juste une
petite idée.
L'employé aux écritures : Pas la moindre. Elle sont noires.
(L'employé aux écritures a remis sa main sur ses yeux.
Le fournisseur de pneus des autocaristes s'en va.)
(A suivre.)