"Sans fenêtre."
La catastrophe AZF a exacerbé la douleur pour mieux la faire connaître, la tutoyer, l'apprivoiser, et finalement, la
maîtriser.
Chacun, chacune, après s'être inquiété sur le sort d'un mari, des enfants, d'une famille regagne son nichoir où il se sent bien ; en tous cas mieux.
Je suis rentré dans mon modeste deux pièces où deux fenêtres étaient fracassées. Le souffle de l'explosion avait pénétré mon for intérieur. Des bris et des éclats parsemaient mon lit.
J'ai allumé la télé. Télé-Toulouse, quoi de plus naturel de s'informer local ? La petite brune que j'aime bien est en direct sur le plateau et tient l'antenne ; couvre. Des images
terrifiantes sont projetées, pendant que des exhortations à se protéger défilent dans un bandeau en haut de l'écran : "Restez chez vous. Calfeutrez vos portes et fenêtres." Comment faire
quand on n'en a plus ?
Les sirènes hurlantes et les hélicoptères papillonnent sur les toitures. Je suis doublement retranché dans mon deux-pièces et ma peur. On dit qu'il est impossible de quitter la ville. Il est
difficile de se joindre par téléphone. Que faire ? Bien dans ses murs, ses meubles, ses chaussures, et dans sa tête, passe encore pour accepter de mourir par asphyxie, mais attendre seul sa
dernière heure, avec la langue sèche, le coeur vide et la poitrine oppressée, ça, non.
Malgré les exhortations à rester chez soi, je descends dans la rue.
Je parviens à plonger dans ma voiture. Je m'échappe. Je vais au vert.
Relégué au rang des "sans fenêtre", comme les "sans papier", "sans domicile fixe", "sans toit" et "sans famille", je m'apprête à laisser les éclats sur place, au sol, pour la preuve et les
éventuels assureurs. Ca risque de durer.
En ville, on assiste à une pénurie de vitres et de vitriers. AZF a fait couler beaucoup de mastic et de colle et rempli les caisses des miroiteries.
Plus que jamais fidèle à mes habitudes, je laisse sous le lit avec les troupeaux de moutons les fragments de carreau, de verre (Aragon dit joliment dans "Les yeux
d'Elsa" que "le verre n'est jamais plus bleu qu'à sa brisure") comme des morceaux de glace des montagnes effondrées.
C'est la crèche de Noël en septembre !