"Le système M"
Chez mes parents, où j'étais maintenu en captivité, j'ai vécu des situations effroyables. Alors que je m'assurais compulsivement de la
fermeture d'un robinet ou d'une porte, pétri de douleur et de rage intérieure, j'entendais ma mère hurler, ce qui multipliait mon désarroi. Vous me lisez ?
L'entourage familial a été destructeur. Par incompréhension s'entend. Je ne mets pas en cause l'éventualité d'une cause génétique des TOC, mais je reste persuadé que le contexte et les
événements de vie du malade ne sont pas étrangers à leur développement.
Ma mère. Elle est passée de maison de repos en clinique psy ; elle a changé souvent de spécialiste. Tous reconnaissent, outre l'aspect purement pathologique, un caractère buté, une nature
obstinée, un esprit borné. Elle a toujours été comme ça et n'a jamais voulu se remettre en question ; mais maintenant, ça dépasse les limites. Un diagnostic clair a été posé : psychose
maniaco-dépressive, de nos jours appelée, avec plus d'élégance "troubles bipolaires atténués". C'est la formule à la mode qui ne veut rien dire et tout dire. Ne vous étonnez pas si un jour on
vous annonce que vous êtes "bipolaire atténué"
Ma mère, à présent, se traduit et existe sous la forme de crises très impressionnantes : pleurs, hurlements, phrases répétées en litanies. Que faire et que dire dans ces moments-là ?
Je ne mets pas en doute son mal-être.
Je me reproche de reprocher à ma mère son système. Le système Maternel. Le système M. Avec ce système, il ne faut pas user, il ne faut pas gêner, il ne faut pas bouger.
Avec le système M, il ne fallait pas se doucher tous les jours. (Résultat : je sentais mauvais au bureau.)
Avec le système M, il ne fallait pas tirer la chasse d'eau trop souvent.
Avec le système M, il ne fallait pas "re-servir" un apéritif une seconde fois, au temps où, encore, rarement "quelqu'un venait à la maison".
Avec le système M, il fallait que le lit soit fait, au saut du lit, et pas plus tard.
Avec le système M, il ne fallait pas qu'il reste du café chaud dans une casserole.
Je m'en tiendrais là.
Pourtant, je me refuse à penser qu'elle a été, ou qu'elle est radine. L'argent a toujours été une obsession chez elle, mais si elle en a eu très peur, elle n'a "jamais manqué". Elle dit qu'à la
naissance de mes deux frères, les jumeaux, le boucher du village a dû prêter un peu d'argent. Elle dit aussi qu'il fallait parfois vendre une poule pour acheter un peu de chocolat. Mais bon...
D'où vient cette crainte ?
Elle dit encore qu'elle n'a jamais été heureuse avec mon père. De son côté, lui reconnaît qu'il a eu de la chance de l'épouser, qu'il la trouvait jolie, mais que ce fut un mariage "arrangé". Qu'à
la naissance des jumeaux, elle a eu des "idées noires". Mais c'est tout. "Qu'elle se faisait des idées..."
Mon père parle souvent de sa jeunesse difficile, de la guerre, du
STO. Il déteste toujours les allemands, n'aime pas les films américains, ne supporte pas les arabes, a une peur bleue des gendarmes et des uniformes. Il n'a jamais passé son permis de conduire
parce que, dit-il "il a peur des voitures qui arrivent en face, qu'il n'y a pas assez de place pour se croiser et qu'elles vont se cogner".
Moi, le nombriliste de ces carnets, je voudrais éclairer les mots que je tiens avec ceux de Jacques Brel, qui répond à une question de Jacques Chancel, dans une
"radioscopie" de 1973 :
"Jacques Chancel : Quelle est pour vous, Jacques Brel, l'injustice la plus flagrante du monde ? C'est la naissance ?
Jacques Brel : Non, ce n'est pas la naissance. Je crois que l'injustice la plus flagrante du monde, c'est le comportement des adultes quand quelqu'un a dix ou quinze ans. Parce que là, il n'y
peut rien. Il n'est pas nécessairement avec ses parents, cet enfant. Enfin, moi, j'étais avec mes... Mais là, ça joue. Parce qu'en fait, je crois que toute la vie se décide au moment où un être
doué de raison se demande si ce sont les adultes qui sont cons ou si c'est lui qui se trompe. Et effectivement, étant donné l'attitude des rares adultes qu'il peut côtoyer à ce moment-là ; de
cette attitude dépend la réponse, qui est définitive pour l'enfant. Donc là, il peut y avoir une une injustice."
Et les éclairer encore avec la conclusion du livre de Nina Canault
"Comment paye-t-on la faute de ses ancêtres ?"* : "La maladie mentale, de la névrose jusqu'à la psychose est toujours, à mon sens, un défaut de la fonction paternelle. Ce qui veut dire
que si les pères se comportent comme des mères, ou s'ils cautionnent le pouvoir des mères sans réfléchir à leur propre rôle et à leur pouvoir, cela donne des enfants qui, comme en témoigne toute
ma clientèle, ont l'impression de ne jamais avoir eu l'occasion de rencontrer leur père. Et c'est bien là le problème le plus grave de notre époque."
* "Comment paye-t-on la faute de ses ancêtres ?" Nina Canault. Desclée de Brouwer, 1998.