21 avril 2008
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12:41
L'ancien garçon de ferme : Ces terrifiants hommes orange me rappellent encore mon enfance. Avec leurs grosses machines, ils me
faisaient peur, déjà. Ca sentait vraiment le goudron. Je courrais m'enfermer dans l'étable. Pourtant, ils mettaient d'accord les nids-de-poule et les dos-d'âne. Mais c'était plus
fort que moi. Des messieurs qui dament, ça pose question, n'est-ce pas ?
L'experte en tôle : Alors, qu'est-ce qu'on fait ?
L'ancien garçon de ferme : De la Résistance. Nous n'avons pas le choix. Mais nous croiserons le fer s'il le faut. Nous le lacherons pas le morceau avant de savoir ce que nous
voulons savoir. Tous ces olibrius masqués me stimulent. Il y a trente ans que tout le monde dort et tout le monde se réveille en même temps. Alors, bien sûr, ça crée des encombrements dans les
bains-douches. C'est la crise du logement. Des pléthores de gugusses à pied et une seule bagnole ! Un cirque ! Barnum ! Aida ! Des hommes orange et un mètre-étalon ! Et puis quoi encore ? Une
reproduction de la Sixtine ? Une fabrique de cuissardes ? Mais moi, je me battrai. Je me battrai comme un escargot. De Bourgogne. Avec des antennes comme des gourdins. Je me battrai comme un
escargot. Je me battrai comme un oiseau. De proie, de feu, de paradis. Avec des ailes commes des pays. Je me battrai comme un oiseau. Je me battrai comme un taureau. De combat. De corrida. Avec
des roubignolles comme des planètes. Avec un vit comme un clocher. Je me battrai comme un taureau.
L'experte en tôle : Quel lyrisme ! Le genre de prose qui prend du temps et qui ne fait rien avancer. Ah !...
L'ancien garçon de ferme : Vous avez une proposition forte à faire ?
L'experte en tôle : Peut-être... (L'experte en tôle désigne un point, au lointain, en fond de scène.) Que voyez-vous, là, tout au bout, au plus loin que votre regard
puisse aller ?
L'ancien garçon de ferme : Notre mémoire.
L'experte en tôle : Très bien. (Elle désigne maintenant un point, au lointain, derrière le public.) Et là, tout au fond, bien plus loin qu'eux, au-delà, derrière ces
murs ?
L'ancien garçon de ferme : Des souvenirs.
L'experte en tôle : Très bien. Un devoir de mémoire et une boutique de souvenirs, avec des cartes postales, des cartes routières, des timbres et même des journaux. Et sur le
trajet, tout est possible. Vous me suivez ? Avec un peu d'imagination et un peu de chance, et beaucoup de vélocité, nous saurons tout sur cette auto. Vous conduisez vite ?
L'ancien garçon de ferme : Vite, mais prudemment.
L'experte en tôle : Alors, il n'y a plus une minute à perdre. Prenez le volant et fermez les yeux. Et embarquez-moi ! Vite ! Il faut être de retour avant demain matin.
Voix off (Type fête foraine.) : En voiture, en voiture pour un prochain départ ! Roulez jeunesse !
(L'experte en tôle et l'ancien garçon de ferme prennent place dans la voiture.
L'ancien garçon de ferme est au volant.
Noir intégral sur le plateau.
Contre toute attente, les phares de la voiture s'allument et éclairent côté jardin.)
(A suivre.)
Raoul Jefe
20 avril 2008
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12:25
L'experte en tôle : Voyons... Repassez-moi votre bon plan...
(L'ancien garçon de ferme lui tend le plan.
L'experte en tôle le déplie sur le capot de la voiture et se penche pour le consulter.
Deux hommes arrivent sur le plateau.
Ils sont entièrement vêtus d'orange.
Démarche mécanique, un peu comme des soldats désarticulés.)
Les deux hommes orange : Nous sommes des fonctionnaires.
On nous a dit de faire.
On nous a dit de faire.
Nous sommes des fonctionnaires.
C'est pas pour vous déplaire.
Nous sommes des fonctionnaires.
(Surprise et soupçon d'inquiétude chez l'experte en tôle et l'ancien garçon de ferme.)
L'experte en tôle : Messieurs. A qui avons nous affaire ?
Premier homme orange : Je suis le premier homme orange. Mon "bonjour" est sous-entendu dans ma question : "Vous êtes perdus ou vous avez perdu ?"
L'experte en tôle : Si l'on devait par le détail vous expliquer ce que nous faisons là, je parierais cher que vous ne nous croiriez pas.
Premier homme orange : Ca m'étonnerait. Pas le temps. Plus le temps d'être étonné. La mise en place du chantier a trop traîné...
L'experte en tôle : Quel chantier ?
Premier homme orange : Parlons peu et parlons bien. A l'entrepôt, tout est prêt : le gravier et le goudron, les rouleaux et les camions, les pelles, les dames et les demoiselles. Des élus ont
eu des largesses pour des longueurs ; notre mission, madame, monsieur, est de rendre cette route plus large que longe...
L'experte en tôle : Mais enfin, c'est ridicule ! Elle est totalement désaffectée. Il y a bien longtemps qu'elle n'est plus aux essieux. Elle n'apparaît même plus sur les cartes...
(Le premier homme orange se penche sur le plan étalé sur la voiture et désigne du doigt un point précis.)
Premier homme orange : Et ça, c'est quoi ?
Faut pas nous la faire...
Nous sommes des fonctionnaires.
Nous sommes des fonctionnaires.
On nous a dit de faire.
On nous a dit de faire.
Nous sommes des fonctionnaires.
C'est pas pour vous déplaire.
Nous sommes des fonctionnaires...
Au motif de l'article que vous savez et au titre du stationnement gênant, nous vous mettons en demeure de déplacer votre véhicule dans les délais les plus brefs. La non-exécution de cette
injonction sera sanctionnée par l'enlèvement immédiat et le dépôt en fourrière. Dernier avis avant mise en demeure. Les travaux débutent demain dès potron-minet. Ne cherchez pas à m'amadouer. Je
m'y connais en voiture. Ma femme s'appelle Mercédès.
L'experte en tôle : Attendez... (Elle entraîne le premier homme orange à l'arrière de la voiture et désigne la malle.) Vous voulez bien essayer de l'ouvrir ? (Le premier homme
orange tente d'ouvrir le coffre. Echec.) Vous n'y arrivez pas ?
Premier homme orange : Non.
L'experte en tôle : Nous non plus.
(Les deux hommes orange se retirent à reculons.
Même démarche mécanique.)
(A suivre.)
Raoul Jefe
19 avril 2008
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11:44
L'ancien garçon de ferme : Et dire qu'elle a été propre, belle et neuve. On vient de l'acheter. C'était hier. Ou
avant-hier. Voyez ce qu'on va devenir ! Je l'imagine, sortant de ses chaînes, bel écartement, bon empattement, luisante sur les flaques, échappement libre, à la conquête de l'asphalte. Au volant,
on doit sûrement avoir vingt ans, et fier comme Artaban...
L'experte en tôle : Il y a de quoi, non ? A la campagne, une voiture, autrefois, ça ne courait pas les rues... A vingt ans. L'âge de tous les "possible". On dirait que vous n'avez jamais
eu vingt ans...
L'ancien garçon de ferme : Si, mais pour moi, à vingt ans, ma voiture était déjà vieille et elle me causait beaucoup de souci. Je ne suis pas de ceux qui en changent lorsque le cendrier
est plein. Je n'ai jamais frimé grâce à mes chromes. J'ai eu des temps très durs. Les filles n'étaient que des silhouettes de papier et l'amour des idéaux de chanson. Et puis, moi, je ne laissais
pas traîner mon courrier personnel. Et je ne laissais pas ma voiture garée n'importe où...
L'experte en tôle : Nous ne nous ressemblons pas tous et nous n'avons pas la même conception du rangement.
L'ancien garçon de ferme : Moi, je crois qu'on doit être très ennuyé de n'avoir pas récupéré cette voiture. Il est des choses auxquelles on ne peut pas se faire. Elle recèle tant de
mystères...
L'experte en tôle : A votre avis, sont-ce ceux d'une femme ou d'un homme ?
L'ancien garçon de ferme : Il n'y a pratiquement pas de différence entre une femme et un homme : il n'y a que les deux premières lettres qui changent...
(Un temps.)
(A suivre.)
Raoul Jefe
18 avril 2008
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13:54
L'experte en tôle : (Voix d'hôtesse.) Votre attention, s'il vous plaît, c'est l'Intendante Interministérielle qui vous
parle. Le propriétaire du véhicule immatriculé "Trois chiffres, deux lettres, deux chiffres", qui est sans doute aussi l'étourdi qui timbre des lettres sans rédiger la contre-adresse et, à
fortiori, l'adresse, et qui plus est sans les envoyer ; qui est sans doute aussi l'acheteur indulgent qui s'est procuré dans les années cinquante un plan des routes de ce pays, entaché de
malencontreuses inversions associées à de flagrantes coquilles, est instamment prié de se faire connaître. Cette personne est attendue ici-même, dès maintenant. Il va sans dire qu'aucun reproche
ne lui sera fait, malgré la féroce envie que nous avons de lui en faire.
(Un temps.
Attente.
Rien ne se passe.)
Nous détenons aussi un carré de journal jauni. Y sont imprimés des avis de décès. Par analogie, nous pouvons les dater de la même époque que le plan. Nous ne pensons
pas qu'il y ait une relation, mais on ne sait jamais : les routes sont toujours aussi peu sûres. Une disparition a dû vous toucher, vous marquer. En tous cas, ça vous a remué ; vous y avez
accordé assez d'importance pour en garder une trace. Si vous n'en avez pas fait le deuil, sachez que nous tenons cette feuille morte à votre disposition.
(Un temps.
Attente.
Rien ne se passe.)
Une situation inédite et angoissante se présente à nous. Comment allons-nous nous y prendre ?
(Elle fait le tour de la voiture.)
Quand on rentre quelque part, on est d'abord saisi par une odeur particulière, unique, caractéristique. Elle peut nous en apprendre beaucoup.
(Elle ouvre la portière de la voiture, hume intensément l'air ambiant de l'habitacle.)
Odeur de tabac très froid. Sueurs anciennes. Miasmes et scories populaires. Dénaturée par la
fiente des poules, senteur de la succession des jours et des jours et du temps qui s'écoule et en remet toujours une couche. Ce qui n'arrange rien. Ou ce qui explique tout. Tout pourrait
commencer par l'odeur de cet intérieur. Qui et quoi se mêlent pour résulter en un "je-ne-sais-quoi" indéfinissable que l'on ne retrouvera pas si l'on n'y revient pas. Rouler une patine des lieux
et des choses mariées à la pellicule que dépose aujourd'hui. Voilà pourquoi aucune odeur ne ressemble à une autre. Usure naturelle. Intérieur en simili-panthère. Vieux caoutchoucs poreux :
l'huile, l'eau et le carburant en savent quelque chose. Ce qui dénote une certaine négligence certaine de la part de notre invité-mystère. Je ne constate aucune tricherie sur ce qui aurait pu
être malodorant, ni artifice pour en masquer l'état. Si... peut-être... Relents de parfum bon marché, à peine perceptibles. Il faut avoir le nez exercé. Je crois que cette voiture a transporté
beaucoup de monde. Beaucoup de traces d'odeurs corporelles mêlées. C'est toujours un brassage intéressant à analyser. Mais qui peut aussi considérablement compliquer nos recherches. Vous dites
que cette voiture se trouve ici depuis... ?
L'ancien garçon de ferme : Vingt-cinq à trente ans...
L'experte en tôle : Laissons tomber. Des générations de poules sont passées par là. Et les poules, ça ne vit que par leurs derrières... Même en voiture, elles ne savent pas se
retenir. Regardez ! De quoi amender et fertiliser tout ce que vous voudrez sauf nos petits besoins et nos grandes envies. Nous ne sommes pas sur un terrain propice. Laissons là ces impondérables.
Il ne faut pas brûler les étapes...
(A suivre.)
Raoul Jefe
17 avril 2008
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L'experte en tôle : Venez... (Elle entraîne l'avant-courrier des tournées AIDA à l'arrière de la voiture et désigne la
malle.) Essayez de l'ouvrir. (L'avant-courrier des tournées AIDA tente d'ouvrir le coffre. Echec.) Vous n'y arrivez pas ?
L'avant-courrier des tournées AIDA : Non.
L'experte en tôle : Nous non plus. Repassez la semaine prochaine. Nous aurons bien avancé d'une manière ou d'une autre. Il se peut que tout soit bouclé avant. On peut vous
toucher quelque part ?
L'avant-courrier des tournées AIDA : J'ai épuisé mon stock de cartes de visite mais je dois avoir sur moi... (Il fouille dans la poche intérieure de sa veste et en sort un
stylo et un prospectus.) Oui, voilà, ceci fera l'affaire. Un prospectus, de ceux que l'on vous tend dans la rue ou que l'on vous refourgue quand vous êtes docilement arrêté à un feu rouge.
Pas moyen d'y échapper. En réalité, ils ne deviennent utiles que lorsqu'on y écrit ce qu'on veut soi-même. Ils ont bon dos !
(Il griffonne ses coordonnées et donne le document à l'experte en tôle.)
Vous me ferez signe, hein ? Vous me ferez signe ?
(Il s'en va en reculant, avec force signes de la main.)
L'ancien garçon de ferme : Quel raseur ! On n'avait pas besoin de ça, comme dirait ma mère. Maintenant, on va se sentir obligés d'aller plus vite à cause de lui.
L'experte en tôle : Mais non, on n'est pas obligés de tenir nos promesses.
L'ancien garçon de ferme : Qu'est-ce qu'il a écrit sur le prospectus ?
L'experte en tôle : Tenez, lisez-vous même. (Elle lui tend le prospectus.)
L'ancien garçon de ferme : C'est l'écriture de quelqu'un qui se donne de l'importance. Donc, ce n'est pas quelqu'un de très important. Voyons au recto pour savoir
dans quelles rues il se promène... Ca en jette ! En très gros : "SOYEZ HEUREUX". Voisin du "X" de "heureux", et en suspension dans l'air un astérisque. Je n'aime pas ça... J'ai un renvoi... Alors
voyons... Tout en bas, en minuscule, petit, petit... (Il rapproche le document de ses yeux.) "Ou malheureux, selon stock disponible. Dotation mondiale sous réserve d'erreur
typographique. Document non contractuel." Qu'est-ce que je vous disais ?
L'experte en tôle : Moi, si je peux me permettre, je crois qu'il ne faut pas perdre trop de temps avec ce genre de réclame... J'ai envie de relancer un appel.
(A suivre.)
Raoul Jefe
16 avril 2008
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L'homme : Je suis l'avant-courrier des Tournées A.I.D.A, Aujourd'hui Ici Demain Ailleurs. Je suis celui qui repère les
emplacements stratégiques où nous pourrons installer notre caravane. Je ne vais pas atermoyer. Cet endroit, il me le faut. Je le convoite depuis trop longtemps. Je suis heureux de savoir que
cette voiture vous appartient et que vous allez pouvoir l'enlever. Alors donc, faites-moi savoir : les gens sortent ici ? Ils sortent quand ? Souvent ? Quand il pleut ? Quand il ne pleut pas ?
Ils viendront ? Ils ne viendront pas ? Il y a une équipe de foot qui gagne souvent ? Et qui se déplace à l'extérieur ? Il y a une cible ? Quel est le taux d'ozone de chanlandise ? Vous comprenez,
on ne pleut plus se permettre de se déplacer comme ça, nous autres. Les temps sont durs. Nous payons une taxe à l'essieu ; nous attendons encore un peu avant de changer les pneus.
L'experte en tôle : Doucement, tout doucement. Vous voyez bien que vous ne pouvez pas vous installer ici. C'est trop important... Cette voiture...
L'homme (L'avant-courrier des tournées AIDA) : Mais une voiture, par essence, c'est fait pour rouler. Vous savez, il nous arrive de nous installer sur les parcs à autos des
supermarchés.
L'experte en tôle : Oui, mais quand les autos n'y sont plus. Que le supermarché est fermé. Que les gens ont bien acheté de quoi garnir les coffres. Farcies, les autos... Beurk...
On ne les laisse repartir que lorsqu'ils les ont bourré jusqu'au plafonnier. Ici, c'est loin d'être le cas. C'est une coquille vide. Cette voiture est particulière. Elle a une histoire, une
âme... Laissez-nous investiguer un peu au moins. Donnez-nous le temps d'y voir plus clair. Après, nous ferons place nette ; vous l'aurez ce coin, et vous pourrez y planter vos tentes et vos
barnums. Je n'ai rien contre les cirques. Bien au contraire, j'aime beaucoup ça et je suis bon public.
L'ancien garçon de ferme : Oui, moi aussi j'aime bien ça. J'ai même des amis clowns. Et je connais une dompteuse de tigres et de pigeons.
L'avant-courrier des tournées AIDA : Depuis toujours, il y a des génies et des poètes qui veulent rendre le monde plus beau. Depuis toujours, il y a de méchants médiocres qui les
empêchent de le faire. Comment voulez-vous qu'on avance ?
L'experte en tôle : Vous dites ça pour nous ?
L'avant-courrier des tournées AIDA : Je pensais tout haut. Je repasse quand ?
(On entend des poules caqueter et des canards cancaner.)
Quand on aura inventé du dentifrice pour les gallinacés ?
(A suivre.)
Raoul Jefe
15 avril 2008
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L'ancien garçon de ferme : C'est joli, ça. (Il désigne un ruban, dans les cheveux de l'experte en tôle.)
L'experte en tôle : Ca ? Ce n'est plus à la mode, mais c'est bien commode. C'est un "suivez-moi-jeune-homme". Mais attention, si vous me doublez, moi, je vous
dépasse...
(L'ancien garçon de ferme s'approche du capot de la voiture, le tâte...)
L'ancien garçon de ferme : On dirait qu'elle est encore chaude. Qu'elle n'est pas tout à fait froide. Que les tuyaux travaillent encore...
L'experte en tôle : C'est que... le soleile frappe aujourd'hui à la verticale.
(Un homme arrive.)
Bonjour, monsieur. Vous avez entendu nos appels ?
L'homme : Si vous croyez que vous allez vous en sortir comme ça, vous pouvez toujours repasser. Vous croyez que je n'ai pas vu votre petit manège ? Ca fait un bon moment que je
vous observe. Vous vous y prenez comme des manches. Ce n'est pas comme ça qu'on doit faire quand on veut piquer une bagnole...
L'experte en tôle : Mais enfin, monsieur, vous voulez rire ? Est-ce que nous avons la gueule de l'emploi ? Est-ce que nous avons la tête de voleurs ? S'il avait dû être volé, ce
tacot le serait depuis longtemps. C'est bien plus grave que ça... Ce tas de ferraille appartient à monsieur. (Elle désigne l'ancien garçon de ferme.) Nous éprouvons quelques difficultés
: l'arrière est en hayon. Moi, je ne suis là que pour savoir d'où il vient, pas où il va. A qui avons-nous affaire accessoirement ?
(A suivre.)
Raoul Jefe
14 avril 2008
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L'experte en tôle : Et si, tout ça, c'était du chiqué ? On ne s'est peut-être baladé que sur la plage arrière...
(Elle va inspecter l'arrière de la voiture.
Elle caresse l'arrondi de la carcasse.)
Ovale de l'oeuf. Ferraille moussue. Lichénisation par endroits. Très peu de chocs. Pas d'éraflure. Pas de point de rouille. Ce qui était comique,
autrefois, sur ce modèle, c'était la flèche, l'indicateur de direction. Bien avant le feu clignotant, c'était un bras articulé qui se levait, tantôt à droite, tantôt à gauche. A l'époque, c'était
d'un modernisme déroutant.
L'ancien garçon de ferme : Déroutant. C'est le cas de le dire. Je me souviens de la Traction Avant de mon oncle qui nous conduisait à Vêpres ou à confesse. Et la deux-chevaux de
mes frères, relique des états sacerdotaux de mon abbé d'oncle, qui nous emmenait dans les tous premiers supermarchés de la région. Qu'il me serait doux de retrouver leurs odeurs de cuir mouillé
et de bielles tièdes...
L'experte en tôle : Nostalgie. C'est pour participer à un défilé retro que vous m'avez demandé de venir ?
L'ancien garçon de ferme : Je suis trop habitué à ne pas prendre de décision tout seul. Ces désisions-là, je ne veux pas que vous ne les preniez pas à ma place.
L'experte en tôle : C'est de naissance que vous êtes comme ça ou ça vous est venu par la suite ?
L'ancien garçon de ferme : ...
L'experte en tôle : Vous pensez vraiment qu'il y a eu un drame autour de cette voiture ?
L'ancien garçon de ferme : Je ne sais pas. Je n'avance rien. Ce que je sais, c'est que je ne veux pas être le seul à endosser une responsabilité, s'il y en a une.
L'experte en tôle : Je vous remercie pour le cadeau. A y songer de plus près, je me souviens maintenant que ce modèle a posé un certain problème de conscience à un moment donné.
L'avant du capot était surmonté d'un lion, emblème chromé de la marque, la gueule ouverte, les dents très acérées. Pendant que les réclames disaient : "Mettez un tigre dans votre moteur", que les
stations-services offraient des queues de félidés à accrocher au rétroviseur, le lion rugissait, et sa crinière fendait le vent. Mais cette figure de proue s'est vite montrée très dangereuse lors
d'accidents ou d'accrochages. Les crocs du fauve mordaient et meurtrissaient les chairs des piétons. La Chambre des Députés lui a fait fermer la gueule. Le constructeur a retiré le fauve de la
circulation. Les modèles qui en étaient dotés ont été sommés de s'en séparer. On s'y était un peu trop attaché à ces petites bêtes. Voyons voir ici... (Elle va au devant de la voiture.)
Il y a des trous : le lion a bien été capturé.
L'ancien garçon de ferme : Vous pensez qu'il a pu faire du carnage ?
L'experte en tôle : Je ne sais pas. Ces bestioles sont tellement imprévisibles.
(A suivre.)
Raoul Jefe
13 avril 2008
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L'experte en tôle : (Voix d'hôtesse :) Votre attention, s'il vous plaît. Le propriétaire du véhicule immatriculé
"trois chiffres, deux lettres, deux chiffres" est prié de déplacer son véhicule. La validité de son stationnement est arrivé à terme échu.
(Un temps.
Attente.
Rien ne se passe.
Administrative :) C'est le Receveur des Postes et Télécommunications qui vous parle. La personne qui a timbré une lettre sans rédiger l'adresse ni la contre-adresse est priée de se faire
connaître. Notre administration, ne jouissant pas d'une bonne image auprès de l'Opinion Publique, ne saurait souffrir du manque d'élémentaire coopération des usagers. Afin d'acheminer votre pli,
qui que vous soyez, Madame, Monsieur, faites-vous connaître.
(Un temps.
Attente.
Rien ne se passe.)
Passez-moi la lettre. (L'ancien garçon de ferme lui tend la lettre.) Bien sûr, ça remonte un peu à loin. Le timbre est à l'effigie de la Semeuse. Nous sommes
semés. Passez-moi le plan... (L'ancien garçon de ferme lui tend le plan. Elle l'examine.
Voix radiophonique :) De malencontreuses inversions associées à des erreurs typographiques entachent le Plan des Routes de ce Pays référencé 666RH commercialisé dans les années cinquante.
Conscients des désagréments qu'il a dû causer en son temps aux usagers (fausses pistes, itinéraires erronés, vacances gâchées), nous présentons nos sincères excuses. A toutes celles et à tous
ceux qui ont fait, à cause de nous, fausse route, nous offrirons un nouveau Plan, conforme aux données acquises du réseau routier, dans une édition entièrement refondue, agrémentée de
pictogrammes facilement interprétables, et d'un parfait confort de lecture, sur présentation de leur agacement. La distribution commence sur l'heure. Nous vous attendons.
(Un temps.
Attente.
Rien ne se passe.)
(A suivre.)
Raoul Jefe
12 avril 2008
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L'experte en tôle : Très bien. J'ai compris. Les énoncés sont clairs. Nous avons presque toutes les données. Voici ce qu'il
faut faire en pareil cas : prendre du recul et de la hauteur. Et penser à autre chose...
(L'experte en tôle fait quelques pas en arrière et se hisse sur la pointe des pieds.
Elle regarde côté cour, puis côté jardin.)
Pas très bavarde, cette route...
L'ancien garçon de ferme : Et pourtant, si elle pouvait parler... Elle n'a pas toujours été comme ça, inutile, désaffectée. Bon, bien sûr, elle n'est pas très droite. Elle dessine un virage
sévère. Beaucoup ne savaient pas comment s'y prendre pour le négocier. Je me souviens... La voiture était déjà là, tout au fond de ce champ, au bord de la route, près de la banquette herbeuse. Il
y en avait qui s'arrêtaient pour la regarder. Certains pensaient qu'elle était sortie du droit chemin, qu'elle avait capoté et qu'on l'avait laissée là... Que personne n'avait eu le courage ni
l'envie de l'enlever. Et puis on a décidé de rectifier le cours de la route. Plus loin, on a créé cette portion de route toute droite. C'est par là que vous êtes arrivée sans doute ? Et ici,
c'est devenu une aire, un itinéraire de repos en quelque sorte. Si vous saviez tout ce qui s'y passe aussi... La route a été rétrogradée au rang de départementale, puis de communale... Vous
voyez, si vous n'entendez rien ?
L'experte en tôle : J'entends. J'entends maintenant tous ces anciens crissements de pneu.
(L'experte en tôle revient à l'arrière de la voiture.
Elle semble gratter un peu la terre et extirpe un objet qu'elle examine.)
Un os !
L'ancien garçon de ferme : Un os de poulet. Ils en mangent tous les dimanches. (Il désigne la ferme, plus loin. L'experte en tôle fait le tour de la voiture.)
L'experte en tôle : Coupe américaine. Mais fabrication française. Modèle de série. Avez-vous pensé à regarder le numéro de série ? Ca se trouve sur une plaque rivetée sur
le moteur.
L'ancien garçon de ferme : C'est fait. J'ai appelé la Préfecture. Mais le bureau des cartes grises et des immatriculations a brûlé. Grillé pour l'information.
L'experte en tôle : Il reste peut-être un appel à lancer.
(A suivre.)
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PREMIERE BOUGIE
Hier, ce blog a eu un an. Ce siècle en a huit.
Tout reste à poursuivre. Tout peut arriver.
Merci aux lectrices et aux lecteurs courageux, fidèles ou inconnus du hasard, qui s'arrêtent ici.
Raoul Jefe