31 mars 2008 1 31 /03 /mars /2008 12:01

La femme : (A l'homme à la caméra :) C'est lui ? (Au bleu :) C'est vous ?

Le bleu : C'est moi.

La femme : Nous sommes journalistes-pigistes à la chaîne "La belle équipe". Nous venons pour le naufrage.

Le bleu : Lequel ?

La journaliste : Le vôtre. Nos excuses pour le retard. Ca coule de partout...

L'infirmière : Si vous savez hiérarchiser l'information, il faudra d'abord vous rendre un peu plus loin : un bateau a coulé juste là... Vos confrères couvrent déjà l'évènement.

La journaliste : C'est plus une loi des séries, ça devient une mode. Je ne sais pas si mon fil sera assez long. (Elle tend le fil du micro qui, semble-t-il, est arrivé au bout de sa course. A l'homme à la caméra :) Allez faire quelques images. Je recueillerai les sons de corne de brume de loin. Y-a-t-il des témoins ?

L'infirmière : Monsieur (Elle désigne le pêcheur de pilchards.) était en train de pêcher. Il a tout vu.

La journaliste : Vous acceptez de servir de guide et de témoigner ?

Le pêcheur de pilchards : Volontiers. C'est par ici...

(Exit le pêcheur de pilchards et l'homme à la caméra.)

L'infirmière : Si vous préférez des histoires de fond, c'est ici qu'il vous faut oeuvrer. Monsieur (Elle désigne le bleu.) est un bon client.

La journaliste : C'est pour lui que nous sommes venus. Cet accident imprévu ne saurait être qu'anecdotique.

Le bleu : Nous avons commencé sans vous.

L'infirmière : Et vous avez raté des morceaux d'anthologie. Monsieur a été particulièrement lyrique et émouvant. C'était fleuri. Je ne sais pas s'il va retrouver la même verve, la même veine, la même verveine pour recommencer.

(A suivre.)

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30 mars 2008 7 30 /03 /mars /2008 12:33
ACTE II

Décor inchangé.
L'infirmière, le bleu et le pêcheur de pilchards sont assis à même le sol, effondrés.

Le bleu : La vie, c'est comme une pièce de théâtre. Il y a des gens qui entrent. Il y a des gens qui sortent. Il y en a qui reviennent. D'autres qui restent. Il y a en qu'on...

L'infirmière :
Je sais. Vous l'avez déjà dit. Vous devriez renouveler votre répertoire.

Le bleu :
C'est l'histoire qui se répète, ce n'est pas moi. (Au pêcheur de pilchards :) Franchement, vous n'avez rien pu faire pour éviter l'accident ?

Le pêcheur de pilchards : J'ai assisté impuissant tout du long à la catastrophe. Je n'y suis pour rien, je vous le jure. Ca s'est passé très vite, si vite... J'avais bien remarqué que l'embarcation avait amorçé une manoeuvre de dégazage. Mais c'est plutôt courant une vidange en pleine mer. Les autorités ferment les yeux. Je me suis dit que les taches d'huile se confondraient avec celles que j'incorpore dans mes conserves. La coque a-t-elle heurté un écueil ? Je ne sais. Le temps était calme : pas de gros grain en vue. Le bateau s'est penché, s'est plié, s'est cassé ; il me faisait penser à ces jouets trop malmenés, sur les gondoles des boutiquiers, trois jours avant Noël. Il a coulé à pic, en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire. Ne restait plus en surface qu'une grandissante marée de bile noire qui se répandait...

Voix-off du haut-parleur :
Vous écoutez la radio, il est "neuve" heure. Les dernières actualités, par le speaker de permanence.

Le bleu : C'est l'heure des infos-frères. Voyons ce qui se dit...

Voix off du haut-parleur :
On vient de l'apprendre : un navire d'une compagnie privée, "Le Taciturne Mélancolique", a fait naufrage au large d'un plan d'eau dont on ignorait jusqu'à ce jour l'existence, non répertorié sur les cartes, mais qui risque fort de devenir tristement célèbre. On igonre encore les causes du drame. Les premiers secours vont se rendre sur place, mais ici, à la rédaction, nous sommes persuadés qu'il n'y a pas de survivants. Le bâtiment était un vraquier mixte, avec un fret de roudoudous et de sucreries. Les risques de marée de bile noire ne sont pas à exclure. Les conséquences sur la faune et la flore des côtes et de la bouche, qui sont sujettes à évolution, ne seront quantifiables, comme en pareil cas, que bien plus tard, en tenant compte de ce qui devra être tenu caché. Nous reviendrons sur les circonstances de cette catastrophe dans nos prochains journaux parlés. Et maintenant, voici nos réclames : "Galeries Barbès. tout doit disparaître aux galeries Barbès. Buffet campagnard gratuit. Galeries Barbès, 55, boulevard Barbès, Paris".

(Une femme et un homme arrivent.
La femme tient un micro dont le fil se perd en coulisses ; elle doit le tendre un peu pour parvenir jusqu'au centre du plateau.
L'homme a une caméra à l'épaule.
Ils se dirigent vers le bleu.)

(A suivre.)

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29 mars 2008 6 29 /03 /mars /2008 13:18
Le bleu : Je vous ai parlé de mon ami, le Personnage tout rouge ?

L'infirmière : Non, nous ne sommes restés qu'au bleu.

Le bleu : Par affinités, nous nous sommes liés par de solides sentiments. Il lui est arrivé une histoire peu banale. C'est quelqu'un de très attachant, de très sensible. La vie l'a pas mal assaisonné. Il a failli être l'objet d'une grosse erreur judiciaire. Il était tellement écrasé qu'il était prêt à avouer un crime qu'il n'a pas commis. Heureusement qu'il a été réhabilité à temps.

L'infirmière :
J'ai dû en entendre parler dans les gazettes... Qu'est-ce qu'il est devenu ?

Le bleu : Il coule des jours paisibles près de ses chers peupliers, à la campagne, et il écrit quand la muse le visite. C'est vers lui que je me tourne quand j'ai besoin de m'épancher. Il connaît la vie. "Les coups bas élèvent ceux qui les reçoivent" a-t-il coutume de dire.
(Le bleu se place face à la caméra.)
Je ne vous ennuie pas trop avec mes salades ?

L'infirmière :
Pas du tout. Les végétaux ont dans votre bouche une saveur succulente.
(Un temps.)
Et les autres ?

Le bleu :
J'avais pris bonne note que le coeur me poserait des problèmes. Les autres, je m'en protégeais et restais à distance raisonnable. Sans compter que le temps n'arrange rien. Mais qu'il peut aussi être un redoutable farceur, et qu'il peut à tout instant se raviser. Les femmes, c'est compliqué et imprévisible. On devrait écrire "femme" avec "un "ph" comme phantasme... Un jour, c'était ici-même...

(Le pêcheur de pilchards surgit sur le plateau, affligé.)

Le pêcheur de pilchards : Le bateau ! Le bateau ! Il a coulé !

(A suivre.)




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28 mars 2008 5 28 /03 /mars /2008 13:18

(Retour sur le plateau de l'infirmière et du bleu.)

Le bleu : Action ! Moteur ! Ca tourne !
(Il se place face à l'objectif ; son image se reflète.)
La deuxième des secondes a ouvert la série des femmes pour tous. J'essuyais, à tout bout de champ, les sourires entendus et les railleries de ceux qui pointaient du doigt la terrible maladie honteuse que j'avais contractée : la virginité ! A dix-huit ans, je ne savais toujours pas où se situait le trésor dont on parlait tant. La béance de l'espace entre mes bras m'exaspérait. Je n'allais pas danser ; ne sortais guère ; n'avais aucune disposition pour un métier, un art, un sport, une attitude valorisante. Vous voyez ? Je n'allais pas danser : j'ai vécu cette absence de danse comme une amputation. Je faisais des esquisses sur le linoléum de ma chambre, transformée en boîte d'ennui. J'écoutais des chansons douces qui rentrent par les oreilles et doivent normalement sortir par les pieds, en danses américaines. Je me disais : "Mais allez, allez, mes pieds ! Allez, vas-y ! Qu'est-ce que tu attends ? Quel ballot au bal tu fais !" "Mademoiselle, vos pieds dessinent un "V" ; mes pieds dessinent un "V" ; nos pieds dessinent le "W" d'un mot anglais..." Bref, pour les savoir en réponse à des questions comme les miennes, pour savoir qu'elles ne posent pas de questions, qu'elles ne portent pas de jugement, je décidai -mon tribunal intérieur me fit décider- de monnayer les services d'une fille de joie, entrevue dans une rue, comme une invite à venir dans la chambre des amis de passage. Qu'est-ce que vous auriez fait à ma place ? Je suis allé chez les filles... (Il se retourne tout à trac :) Il n'y avait personne sur le parc à autos ?

L'infirmière : Pas ceux que nous attendons. Nous aurons du poisson ?

Le bleu : Pas sûr. Son entreprise court à la faillite et il fait beaucoup de gestes qui énervent le bateau. (Il se replace face à la caméra.) Le coeur battant, le pourpre au front, j'ai papillonné de fleur du bitume en fleur du bitume. Mes visites chez les prostituées n'ont été que de salubres nécessités. Elles se sont soldées par des semi-succès, par des demi-échecs. Elles ont été régies par des actes pendulés, rendues en me cachant des miens, sous les six yeux lubriques de Chronos, d'Eros et de Thanatos qui se taillaient la part belle dans l'artifice d'une étreinte où l'on ne se dit pas : "Je t'aime".

(Il se retourne.
Un temps.)

(A suivre.)



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27 mars 2008 4 27 /03 /mars /2008 10:30

Le bleu : Savez-vous que les escargots sont hermaphrodites ?

L'infirmière : Hermaphrodites ? C'est-à-dire que tous les escargots sont à la fois mâle et femelle ? Oui, je savais. C'est pour ça que tous les escargots se prénomment Claude, Camille ou Dominique !... Ils ont dû en baver au départ, mais ils ont bavé esprès.

(Ils rient.)

Le bleu : Pincemi et Pincemoi sont dans une barque. Pincemi se noie. Qui reste-t-il dans la barque ?

(Ils rient.
Un temps.)

L'infirmière : Quelque chose m'échappe. J'en reviens à vous. Sans transition. Vos petites histoires de coeur, là, elles sont très belles, mais elles n'expliquent pas votre état. Tout le monde a été ou sera un peu timide. C'est de la pudeur... De la retenue... De la réserve... Ca mérite peut-être un reportage-télé, mais en deuxième partie de soirée...

Le bleu : Attendez la suite. Ce ne sont que les apéritifs.

L'infirmière : Je n'arrive pas à comprendre. Vous êtes grand. Vous avez de beaux yeux. Vous avez une belle voix.

Le bleu : Et une belle névrose ! De gros plein de soupe, je fus promu grand escogriffe. Grand branle-bas de combat chez les gènes et les glandes, gêneuses et glandeuses. Le système sympathique ne l'a pas été avec moi.

L'infirmière : Bon, vous avez une santé précaire, c'est entendu. Et alors, Ca n'empêche pas la tendresse.

Le bleu : J'ai peur des femmes.

L'infirmière : Ah ! Voilà ! Le mot est lâché. Il est facile.

Le bleu : Je ne supporte pas ma tête. Comment voulez-vous que je supporte celle des autres ? Cependant, je suis ému par la beauté des visages de femmes. Frais minois, migonnes frimousses, jolies gueules d'amour. Les critères, les canons... Vous savez bien... Elles sont entrées dans le trombinoscope personnel de mon musée imaginaire. Inaccessibles. Les lèvres que je n'approchais pas, les mains que je n'effleurais pas, les cheveux que je ne caressais pas ont pris tellement de distance que j'ai, à plusieurs reprises, failli tomber par manque d'équilibre. (Un temps.) Mais qu'est-ce qu'ils font ? Ils tournent un reportage sur la ponctualité ? Vous ne voulez pas avoir la gentillesse d'aller voir s'ils ne sont pas sur le parc à autos ? Pendant ce temps, j'irai voir s'il y aura du pilchard au menu ?

L'infirmière : C'est bien pour vous faire plaisir.

(Elle sort.
Le bleu sort aussi, après avoir salué la caméra et dit : "Coupez !"

Un temps.

Il serait original de laisser le plateau vide un temps suffisamment long pour que le public se sente un peu "dérouté".
Il serait encore plus original, dans une mise en scène moins économique, qu'une caméra, installée au fond du théâtre, filme le public de dos, et en projette les images sur l'écran.)

(A suivre.)


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26 mars 2008 3 26 /03 /mars /2008 13:39

Le bleu : Il était dit que l'amour me serait réfractaire. Me l'eût-on fait comprendre autrement, je l'eusse mieux accepté. Il est vrai que parfois, la vie capture toutes les facultés, y compris celle d'aimer, donc d'être aimé.

(Un temps.)

L'infirmière : Et la seconde ?

Le bleu : La seconde ? Il y a eu plusieurs secondes. (Il s'approche de la caméra.) Dans la vie, c'est ça : une vraie première, et toutes les autres sont des secondes... S'il fallait en plus s'amuser à compter... C'était dans un petit parc animalier, dans un sous-bois près de chez moi. Un petit coin douillet de la forêt royale, devenu royaume des sabotés et des ongulés. Où sur les laies trottent les laies et sur les sentes les sangliers. C'était sylvestre à souhait. Je m'occupais un peu des animaux. J'ai toujours beaucoup aimé les bêtes. J'ai été élevé avec elles et presque comme elles. Dans cette petite clairière donc, une petite ménagerie s'était installée et les enfants venaient souvent voir les lions. D'Abyssinie, de l'Atlas. Je connaissais bien la dame qui s'en occupait et j'allais souvent l'aider. Un jour, une colonie de vacances est venue en visite. Elle a demandé si elle pouvait camper là, pour la nuit. La dame a dit oui. Et moi, je n'avais d'yeux que pour une monitrice qui m'avait tapé dans l'un. A quoi c'est dû, tout ça, hein ? Personne ne sait. Elle me plaisait jusqu'à la sueur de ses pieds... Et Dieu sait qu'il faisait chaud, cette année-là... Sous les frondaisons des grands chênes, la colonie a déroulé ses toiles et a planté ses tentes. Ceux qui avaient des noms à coucher dehors ont dormi à la belle étoile. Et moi, je m'en suis retourner chez moi suer dans mon lit-cage et penser à elle. Le lendemain, je suis revenu, tout blanc, voir si les lions avaient bien dormi. Les petits étaient contents et les monitrices aussi. J'avais rêvé d'elle et de son grain de peau à veiller. Qu'il avait dû faire bon dormir sous le dais de lumière bleutée, sous le ciel de branches frémissantes et parfumées. C'est ça, oui, c'est parfumé, une nuit d'été, dehors. Des dramaturges l'ont déjà écrit, mais j'ai plaisir à le redire, ça fait tout de même quelque chose. La colonie est repartie avec ma monitrice préférée. Je suis allé voir leur petit nid déserté. Des fougères jonchaient le sol, en matelas. Elles avaient connu son dos. J'en ai ramassé une, l'ai emportée. Je l'ai glissée entre deux pages de mon dictionnaire. Quand je le consulte encore aujourd'hui, et que mes doigts effleurent cette fougère séchée, je ne peux m'empêcher de penser à cet amour de Platon qui m'avait fait transpirer jusqu'aux pores les plus secrètes de ma peau. J'ai mon herbier... Il était dit que l'amour me serair réfractaire. Me l'eût-on fait comprendre autrement, je l'eusse mieux accepté. Il est vrai que parfois, la vie capture...

L'infirmière : Bon, ça va. Si j'anticipe, je peux avancer qu'il y a eu beaucoup d'herbe par la suite ? Elle a proliféré ?

Le bleu : Vous anticipez bien. Il m'est de moins en moins aisé de consulter le dictionnaire sans être parasité. J'ai tellement de mal à le refermer que je ne l'ouvre plus. Difficile de se cultiver dans ces conditions. Ca n'a pas de sens...

(Un temps.)

L'infirmière : Vous auriez pu devenir expert en botanique. Et si nous parlions d'autre chose ?

(A suivre.)




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25 mars 2008 2 25 /03 /mars /2008 13:40

(L'infirmière boit longuement.
Le bleu la regarde boire, avec intérêt.)

Le bleu : Puisque nous sommes au théâtre, il y en a (Il regarde le public.) qui ne vont pas se priver de dire : "Cette scène a été rajoutée pour que la comédienne, qui a du texte et qui sèche vite, puisse se rafraîchir la glotte au vu et au su de tout le monde. Ce sont les coulisses à vue. C'est bien amené...

L'infirmière : (Elle rit.) Les gens ne sont pas aussi mesquins que ça. Je crois qu'ils se concentrent plutôt sur votre intrigue. Vos bleus, vos femmes secrètes, vos bateaux en cale sèche... C'est déjà assez compliqué comme ça... (Elle lui tend le verre vide.) Merci.

(Le bleu se saisit du verre, l'égoutte abusivement, cherche du regard un endroit pour le poser ; ne trouvant rien, il le garde à la main.)

Du haut-parleur, en voix off : Votre attention, s'il vous plaît. Le Personnage Tout Bleu est demandé au téléphone. Le Personnage Tout Bleu.

(Le bleu ne bronche pas.)

L'infirmière : Le personnage tout bleu, c'est vous. Vous n'y allez pas ?

Le bleu : Non, je sais ce que je vais entendre. Des reproches. Venus de gens qui sont deux pour me rappeler que je suis seul. Surnuméraire.

L'infirmière : Vous avez de la famille ?

Le bleu : On peut encore appeler ça comme ça. Scénario classique : un père, une mère, des infos-frères, des belles-soeurs qui ne le sont pas. Et une batterie de cousines et de cousins rejetant en bloc ce qu'elle ne comprend pas.

L'infirmière : Je vous trouve un peu dur.

Le bleu : Et autour de la famille, les voisins, les connaissances, l'entourage... (Contrefaisant sa voix et parodiant un dialogue :)
"- Et votre fils, il fréquente ?
- Il a grossi. Il a maigri.
- Il est toujours à votre charge ?
- Mais il boit, non ?
- Oui, ça lui arrive de boire de la grenadine..." (Il regarde le verre.)
Résultat des courses : quand je viens me réfugier ici, à la question : "Personne à prévenir", je réponds : "Personne".

Voix off du haut-parleur : Votre attention, s'il vous plaît, le Bleu est demandé au téléphone. Le Bleu.

(A suivre.)







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24 mars 2008 1 24 /03 /mars /2008 12:50
L'infirmière : Ah, c'est vous ? Vous avez fait bonne pêche ?

Le pêcheur de pilchards :
J'ai pêché un bon ide.

L'infirmière :
Un ide, c'est quoi, ça, un ide.

Le pêcheur de pilchards : Un ide. Un poisson rouge.

L'infirmière : Vous ne pouvez pas appeler un poisson un poisson ?

Le pêcheur de pilchards : Vous ne faites jamais de mots croisés ?

L'infirmière :
Vous avez laissé vos lignes en suspens ?

Le pêcheur de pilchards :
Il n'y a pas de place pour deux. Votre ami Diogène est venu chercher de l'eau. Il m'a dit que c'était pour vous. Il m'a dit aussi que ça risquait de prendre un peu de temps. Il attend que la surface de l'eau soit plane pour écoper. Il m'a dit aussi qu'il allait s'enquérir du moral de l'équipage du petit bateau. Vous savez, le petit bateau dont il a parlé. "Le Taciturne Mélancolique", un beau bâtiment, du reste. Il est allé à bord demander un verre. Quand je l'ai quitté, il s'assurait encore de sa parfaite propreté. (Un temps.) Je ne voudrais pas être indiscret, mais dites-moi, qu'est-ce que vous faites ensemble ici en attendant la télé ? C'est par sympathie agissante ou par charme opérant ?

L'infirmière : Nous nous parlons. Et ce qu'il dit est touchant.

Le pêcheur de pilchards : Il est un peu givré, non ?

L'infirmière : Gercé. Seulement au niveau des lèvres. Mais il est d'un commerce agréable. Il ne m'a pas encore montré ses attributs. Il m'en a parlé, mais c'est tout.

Le pêcheur de pilchards :
Et la télé, alors ?

L'infirmière : Je crois qu'il faudra se contenter de la radio. (Un temps.) Ainsi donc, vous pêchez le dimanche ?

Le pêcheur de pilchards :
Je pêche le dimanche et je mets en boîte en semaine.

(Le bleu revient, porteur d'un verre d'eau plein.)

Le bleu : Monsieur le pêcheur de pilchards, je vous demande encore de m'excuser pour vous avoir interrompu dans votre pêche au gros. Le bouchon n'a pas frémi. Vous pouvez retourner aux berges de vos ondes durant que nous attendrons les nôtres.

(Le pêcheur de pilchards s'en va.)

Le bleu : (Offrant le verre.) Voici pour vous. Ca a pris un peu de temps. Je tenais à ce que les lèvres du verre soient symétriquement propres. Et proportionnelles aux vôtres.

L'infirmière : Un verre, c'est vite propre, vous savez. Je vois, vous êtes un peu maniaque ?

Le bleu :
Je n'aime pas beaucoup ce mot. Il rime trop avec patraque et détraque. Disons plutôt que je suis obsessionnel. Ca rime avec arc-en-ciel.

(A suivre.)



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23 mars 2008 7 23 /03 /mars /2008 13:18
Le bleu : (Il s'approche de la vitre.) Il pêche toujours par excès ou par défaut, l'autre ? Je me demande quel leurre il utilise. Ce matin-là, je venais d'être visité par un aéropage de messieurs-dames très distingués, emblousés jusqu'au col ; ils s'étaient disposés en corolle autour de ma couche, et je ne ne sais si je fus la guêpe qui allait les piquer ou l'abeille qu'on allait sur une planche piquer. Vous avez dû connaître ça, non, d'un côté ou d'un autre ? En fin de compte, c'est eux les premiers qui ont sorti leur dard. Pendant que le curare me maintenait dans les bras de Morphée, une fine équipe jouait à touche-zizi. Les officiants partis, je retournai à cet état d'engourdissement béat que connaissent les alités après un somme provoqué au grand jour quand je sentis une présence près de moi. Etait-ce une bonne virgule à un mauvais somme ? J'ouvrai les paupières ; à mes yeux s'offrait le plus magnifique des spectacles. Une infirmière était là, qui se penchait doucement sur ma détresse. Et alors là, madame, je fus rempli soudain d'une telle... d'une dune... telle que... Les mots vont me trahir pour vous traduire ce que j'ai ressenti. Qu'elle était belle, cette infirmière, madame ! Un visage harmonieux, éclairé de grands yeux de braise, encadrés d'une brune chevelure ébène. Je découvrai une géographie de vallons doux, de monts et de dunes, de clairs ruisseaux approchés et de lacs moirés, un paysage tendre et joli à regarder.
Vous dire le charme et la douceur exquise de son sourire, c'est vous dire des lèvres qui brûlent à aimer d'urgence.
Vous dire le front deviné sous les mèches, c'est vous dire toute l'étendue de l'éteule sous les sainfoins en meules.
Vous dire ses yeux, c'est écouter un poème d'Aragon.
Vous dire les ailes de son nez, c'est voir les moulins de papier des fêtes foraines.
Vous dire les commissures de ses lèvres, c'est décacheter les plis d'une lettre d'amour.
Vous dire ses joues, c'est évoquer l'acajou des crédences de style.
Vous dire... J'aurais tout tant dit et tant tout donné. Et je n'ai rien donné et rien dit. Piqué. Epinglé. Comme l'abeille. J'ai fait celui qui n'a rien senti. Elle a pris ma main -le lieu pouvait le permettre, madame- et m'a regardé avec tant de tendresse... C'était son apostolat d'infirmière : si bobo, alors câlin mimi. Mais pas plus. Instant si pur. Ô que ce fut beau ! Ô que ce fut bon ! Ô que ce fut doux ! Ce visage, madame, jamais, jamais je ne pourrais l'oublier. Je me souviens encore de son nom et de son prénom qui étaient écrits sur son corsage. J'avais quinze ans ; elle devait en avoir une fois autant. Elle m'a marqué pour la vie entière. Et son ombre éclaire le blason de roi de ma joie altière. Elle fut la première, la page de garde d'un barde austère. Elle a imprimé tout au fond de moi ces images... "critérisées"... ces canons de beauté qu'on recherche toujours, par la suite, à retrouver... Sont restés toujours ou trop muets ou trop tonitruants, ces canons... Dans la famille "peut mieux faire", je demande la main de la fille. Voilà pourquoi, madame, je suis devenu un amoureux silencieux. Voilà pourquoi, madame, on ne fait pas toujours ce que l'on veut. Vous n'avez pas soif ?

L'infirmière :
(Emue.) Si, un peu maintenant. Je ne sais ce qui assèche mes lèvres. Je boirais bien un verre.

Le bleu :
Je vais vous chercher à boire. Le contenu d'un verre. Là, à la fontaine. L'eau y est fraîche et potable. Je reviens de suite.

(Il s'en va.

Un temps.

Retour sur le plateau du pêcheur de pilchards.)

(A suivre.)

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22 mars 2008 6 22 /03 /mars /2008 20:40
Didier Carette revient dans la Cerisaie au Sorano

TERRE A TERRE

"Je  m'assois encore une petite minute. C'est comme si je n'avais jamais vu les murs de cette maison, les plafonds, et je les regarde avec avidité, avec un amour si tendre..."
Lioubov Andréevna '("La Cerisaie" ,Tchekhov)

Le misanthrope que je suis en train de devenir ne sort pratiquement plus au théâtre ; tout comme Brel, "je ne rentre plus nulle part, je m'habille de [mes] rêves." Ce qui est un paradoxe si l'on veut bien considérer que j'ai beaucoup écrit dans cette matière.

Cependant, si vous devez vous rendre en quelque endroit dans cette ville désormais toute rose, c'est bien sur un fauteuil du Théâtre Sorano où est donné "La Cerisaie" de mon camarade Tchekhov.
"La Cerisaie", en tous les cas pièce sur la rupture, offre plusieurs lectures.
Certains y verront la fin d'une époque dans feu "le blog de l'Est" ; d'autres le déchirement de devoir quitter un lieu aimé.
Didier Carette a réussi une adaptation subtile de ce texte.

"Qui terre a guerre a". De la terre répandue sur le plateau du Sorano, germent presque littéralement des situations et des personnages remarquables.
Un excellent travail.
Peut-être reviendrais-je au théâtre ?

JF

"La Cerisaie" d'Anton Tchekhov
Mise en scène Didier Carette
Théâtre Sorano, Toulouse
Jusqu'au 29 mars










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Georges PEREC



 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

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