Les commerçants ambulants.
"Si tu ne vas pas à Lagardère, c'est Lagardère qui ira à toi." Telle pourrait être la
devise, écrite sur les flancs des camionnettes, fourgonnettes, estafettes, toutes avec deux "ailes" et deux "t" qui parcouraient les campagnes, bondées de denrées et de produits
divers. Du plus loin qu'il m'en souvienne, arrive en tête de cette course automobile de la mémoire, la "203 commerciale" de Paul Casaméa, le boulanger. Le samedi matin, c'était
"l'épicier de Paulhac" Oltra, dans le petit fourgon de la marque au losange. En tiercé gagnant sans photo, il était talonné, presque roue dans roue, par le camion -que le prisme filtrant
de mes souvenirs me fait voir plus pansu- de l'épicier "Spar". Là, joie ! Il y aurait un cadeau dans le paquet de lessive "Bonux", et une sucette qui faisait aussi sifflet. Il
était suivi le samedi après-midi et le jeudi matin par le "tube" du boucher. Pour s'annoncer, il jouait une petite cantate au klaxon : "Ta ta ta ta ta ta ta ta". Il ouvrait son
hayon et alors, je découvrai, alors que ma mère demandait son gîte habituel, pour le pot-au-feu du lendemain, le grand billot de bois aussi haché que le biftec qu'il avait supporté, et les
énormes couteaux de conte ou de "Psychose". "Wolf", patient comme un chien assis, attendait le moment délicieux où le vol plané d'un morceau d'échine viendrait rejoindre ses
babines. Enfin, bon antépénultième, le boulanger "Delmas", "Peugeot" gris et tablette basse où se mêlaient le bon pain et les petits chocolats en forme de fête religieuse
-oeufs, poissons, cloches, pères Noël et Petits Jésus-. Voiture-balai ou Lanterne rouge, les "Magasins bleus" proposaient des fripes qui n'étaient jamais à la bonne taille, et "Le
Bonhomme de Neige", opportuniste des congélateurs paysans, venait jeter un froid dans le porte-monnaie de maman.
On a trop tiré sur les ambulants. Ils sont à la casse, au cimetière des nostalgies, ou en photographie chez un carré d'irréductibles collectionneurs.
Réunion de crise.
De la difficulté de choisir un titre pour un livre consacré à sa mère.
Monsieur mon éditeur me presse de lui remettre ce présent manuscrit pour des raisons qu'il m'a expliquées, mais
que je n'ai pas su, ou voulu comprendre. Je lui fais une confiance absolue.
Après le succès remporté par mon livre précédent "J'ai très bien connu Jacques Brel", j'ai pensé à "J'ai très bien connu ma mère". Mais ça fait trop "reçusée", trop sériel, trop
"exploitation d'un filon".
Puis j'ai pensé à "Une maman, c'est important". Mais ça fait trop mièvre.
Puis j'ai pensé à "Marthou". A "Vé", qui m'aurait permis de renouer avec ma période "théâtre" où je donnais des titres très courts...
Devant mon indécision Cornélienne, un ami m'a même glissé à l'oreille, pour la désamorçer "Partouzes Lituaniennes"... "C'est vendeur" m'a-t-il dit.
Finalement, j'ai retenu le titre que vous savez.
Et vous, qu'auriez-vous choisi ?
La Maison Grise.
La Maison Grise devient verte l'été. Elle s'habille d'un corset de vigne vierge. L'hiver, elle retrouve son teint blafard et ses veines saillantes. Bâtie en
1967, on lui affubla pompeusement le nom de villa. A la campagne, certains mots, chez ceux qui n'en possèdent pas beaucoup, sont investis d'un pouvoir suprême. Ainsi, au hameau des
"Rouquiès", si vous en aviez cru les autochtones, il y a "Le Château". En fait de château, si vous vous transportez sur les lieux, vous découvrirez une belle demeure certes,
aussi carrée qu'un "Rubik's cube", qui n'est en fait qu'une "Maison de Maître" avec belle allée et parc arboré, qui peut entretenir l'illusion du placébo aristocratique.
La Maison Grise et Verte est à l'écart du hameau. Ses persiennes orange viennent compléter l'idée qu'elle ne déparerait pas dans un tableau de Chagall.
Le rez-de-chaussée est tout entier garage, cellier, cave, avec une partie encore en terre battue. Nous habitions l'étage, auquel on accédait par un escalier extérieur, terminé par un balcon qui
n'avait pas les moyens de faire le tour de la bâtisse. Alors on l'avait arrêté juste après le percement de la porte. A l'étage, les pièces étaient desservies par un couloir en L renversé.
Cellule de crise.
Au fur et à mesure que l'on avance dans la lecture de ce texte, on est en droit de se poser quelques questions sur l'auteur.
1) Qu'est-il devenu ? (On ne sait rien de ce qu'il est, de ce qu'il fait au moment où il rédige ces lignes.)
2) Sa mère est-elle morte ?
(A suivre)
Joël Fauré