Suzanne Labranque.
Depuis quand l'idée d'écrire un livre sur ma mère,
avec un détour par ma maîtresse d'école me poursuit-elle, plus assidûment que je ne fus auprès d'elle, plus "drument", plus inversement proportionnel que je n'en eusse pas du tout eu envie d'en
parler, alors qu'il aurait fallu, quand j'avais huit ans ? Que la vie est drôle et bête...
A peine me jurai-je pour moi-même de me distraire de cette idée trop courue, à grandes lampées de mémoire déboulaient leurs silhouettes et leurs voix. Proust venait de quitter la pièce et me
venir visiter, en passant par là, et la vie, avec tous ses accessoires, ne cessait de faire reculer -avec quel danger fatal- les instants des premières années soixante-dix où mon école était
bâtie d'impatience et de sueur angoissée. Quel texte sera écrit pour elles, au bureau où je suis ? Je n'ai aucun droit à l'erreur. Je n'ai que le droit d'être le premier de la classe.
Ma maîtresse d'école, Suzanne Labranque, ne devra pas corriger en rouge cet exemplaire. Les imprimeurs, aussi, n'auront qu'à bien se tenir.
Mais après, avec quels mots choisis, et quels mots écartés, dire, en une combinaison absolue, leurs valeurs de mère et de maîtresse tout aussi absolues et définitives, leur déterminisme, leurs
qualités et leurs défauts ?
Il n'est pas séant de donner l'âge d'une femme sauf celui d'une mère (21 novembre 1927) et d'une maîtresse d'école (5 février 1930) pour qui la lettre et le chiffre sont les fondations du
Savoir...
O oui, mon Dieu, je suis agréablement dicté par le doux bercement de ma mémoire, et l'alphabet me séduit, me fait la cour, et je remercie le démiurge inspiré qui l'a inventé. Voyez "Le Livre
de ma Mère" et les paragraphes sur ma maîtresse d'école que vous avez devant les yeux.
Le chiffre n'est qu'un contrepoids que je me raisonne, en chassant le garçonnet qui parfois me chahute, à qualifier d'utile.
De la classe unique du hameau des "Luquets" au groupe scolaire, en passant par l'école mixte, aussi chère à Ferry qu'à Vincent (pas Van Gogh, mais l'autre),
Suzanne a allié la rigueur à l'humanité.
J'ai capturé ces petits fragments de temps, et vous les restitue, à vous qui voulez bien me suivre.
Tous les matins que Dieu ou Diable faisaient, Suzanne passait entre nous, un bloc-encreur dans une main, une petite vignette de bois dans l'autre, et elle faisait naître sur nos cahiers du jour
(protège-cahier rouge) des frises de fruits et de fleurs à colorier selon le goût, l'humeur, et sans doute aussi la couche sociale plus que l'acéré de la mine.
Mais les petits enfants Jacobins de "Buzet-la-Forêt" , pétris comme de la bonne farine patriotique, fils de fils d'une des dernières grandes guerres, étaient souvent issus des meules des
champs de blé : Josette était bonne en tout, Bruno se faisait tirer les cheveux, Véronique tentait sans succès d'expliquer comment on fait les enfants, et moi j'avais peur de manquer le car et
d'oublier la casquette que j'avais sur la tête !
Les bottes de Suzanne, le feutre rouge qu'elle utilisait en marge -marginale, va !-, le regard vif et pénétrant sont collés à ma peau ; jes les emporterai dans ma tombe.
J'ai gardé mes cahiers d'écolier : ils sont ensanglantés d'annotations ! Le tableau synoptique de mon travail restitue une écriture racée. Il recèle des "Très souvent absent." et
"Avec beaucoup d'indulgence, Joël passe en 6ème." qui me tendent un miroir incomplaisant.
Suzanne a tout fait pour me faire aimer les choses de la vie.
Son capital intellectuel est inestimable et n'est pas côté en bourse. Je lui suis plus redevable qu'à mon banquier.
Je déclare ici solennellement mon cahier de récitations (protège-cahier jaune) mieux investi de pouvoirs que ma carte professionelle, et des types comme Verlaine, Baudelaire, Gauthier et
Apollinaire à qui Suzanne m'a présenté, beaucoup plus fréquentables que d'aucuns dont je tairai le nom.
Mais pas de réglement de compte.
Les compositions et les leçons de choses naturelle (SVT SVP de nos jours !) -la chenille du bombyx du mûrier ou ver à soie se transforme en papillon nocturne aux ailes duveteuses-, les
conjugaisons, les tables de bois (cirées en juin) et de multiplication (sues mais tardivement), la morale, l'Instruction Civique n'ont pas tari les réservoirs, les viviers et les pépinières de la
pensée mais les ont approchés de la plénitude.
J'ai beaucoup de respect pour celles et ceux qui disent : "Je ne sais pas" et veulent apprendre, connaître, toujours et toujours. Comme ma mère qui a passé son permis de conduire à
cinquante-quatre ans, Suzanne a révisé son Code, presque au même âge. Quand un Ministre de la République a pondu des réformes et décrété qu'il fallait changer de place la bosse des maths,
Suzanne, la maîtresse d'école est revenue à l'école des maîtresses d'école. Elle nous en revint plus savante, après avoir flirté avec des ensembles et des "patates" pour mieux nous les faire
connaître, vertiges et ivresses compris.
Qui, de la main ou du gant, de l'enfant trop violent ou trop effacé, franchira demain la porte des écoles nouvelles, c'est-à-dire celles d'hier ?
Depuis que j'ai quitté l'école où je ne voulais plus aller, en me faisant porter pâle, je ne cesse de rêver que je veux y retourner !
Une lettre de Suzanne Labranque.
"Buzet, le 14 mai 1997
Mon cher Joël,
J'ai été très émue par le courrier que tu m'as adressé. Mes élèves, tu le devines, ont tenu une grande place dans mon métier de maîtresse d'école et j'ai gardé d'eux de très bons souvenirs.
Je souhaite que tu puisses te réaliser pleinement dans la voie que tu as choisie.
Assez fatiguée en ce moment, je ne peux pas répondre affirmativement à ton invitation. Toutefois, je t'en remercie et je te souhaite tout le succès que tu mérites.
Reçois, mon cher Joël, mon très affectueux souvenir.
S. Labranque
P.S. : Je suis satisfaite que tu te souviennes du "BLED" si souvent oublié ou même inconnu...
(A suivre.)
Joël Fauré