L'EMPLOYE AUX ECRITURES (3)

La permanente de fonction : Autre chose : vous voyez ce perroquet ? Toujours rien dessus. Les branches sont trop griffues. Il y en a qui se sont blessés et se plaignent pour les vestes qu'ils ont dû essuyer. Il faudrait songer à le bouler. C'est pas très compliqué, ça. Des petites boules, ici... Quand vous aurez une minute et que vous les aurez plus...

L'employé aux écritures : Je les ai. Je sèche sur un travail ingrat. La commande d'un nostalgique des années soixante-dix. (Il désigne des feuillets épars, en prend un et lit :)
"Tentative de reconstitution du climat d'un samedi soir dans les années soixante-dix. (C'est le titre.) C'était une massive bâtisse où se tenait jadis le négoce des grains. Au fronton, une moulure représentait un angelot souriant sur une gerbe de blés et une botte de paille. Deux énormes oeils-de-boeuf exorbités, deux ronds béants, qui devaient servir de puits de jour, avaient été bouchés à la hâte. C'est dommage : deux rosaces y auraient été les bienvenues. Bouché aussi ce qui devait être l'accès aux charrettes. Maintenant, deux ventaux vitrés dans une armature de fer noir s'ouvraient sur un petit parvis au-dessous d'une marquise désargentée. C'était devenu un dancing. Dès "cette" heure, des filles rejoignaient des garçons... non... des garçons rejoignaient des filles... non, c'est bien ça, des filles rejoignaient des garçons. On sortait des 203 et des Renault 8 Gordini ; on avait pris des filles tout au bout des chemins d'herbe de leur fermes, leurs fermes intentions ; on les ramènerait après leur avoir fait danser des danses américaines. On mâchait du chewing-gum à la chlorophylle en écoutant des chansons."
Autres mots-clefs à utiliser dans ce texte et à faire respirer si possible dans la même phrase : slow, fête, pantalon patte d'éléphant et "Adieu jolie Candy".

La permanente de fonction : Allez, vous parviendrez à vos fins. Attendez-vous au pire. Si le très banal arrive, vous pourrez le considérer comme du meilleur. Nous n'avons plus rien à nous dire ?

L'employé aux écritures : Non, je ne crois pas. Ah, si ! J'allais oublier. Il y a du nouveau ici. Venez voir. (Il conduit la permanente de fonction au centre de la scène ; de l'index, il désigne une ligne jaune matérialisée au sol qui scinde l'espace en deux.) Je ne vous apprends pas qu'ici, avant, il n'y avait que dalle, et si nous ne sommes pas un peu bas de plafond, nous sommes un peu haut de plancher. Ca en rassure certains... (Venant du dehors, on entend une musique de carnaval). Qu'est-ce que c'est ? Ah ! Maudit carnaval ! Vous étiez de celles et ceux qui ne ne pouvaient voir que dalle en peinture : vous voici confortée. On a peint cette longue ligne jaune qui part de là-bas, à l'infini... (Il désigne la coulisse.) ... jusque là-bas, à l'infini ausssi... (Il désigne le public, qu'il feint de fendre d'un geste de la main.)

La permanente de fonction : Et ça sert à quoi ? A diviser ?

L'employé aux écritures : C'est un indice. Un indicateur. Dès que vous dépassez ce ruban, vous franchissez à la fois la ligne jaune et le rubicond.

La permanente de fonction : Mais alors, comment faut-il faire pour aller de l'autre côté ?

L'employé aux écritures : En prenant des risques. Je ne peux pas me porter garant de ce qui vous y attend.

(Désarçonnée, la permanente de fonction s'aperçoit qu'un cube est resté de l'autre côté de la ligne jaune.)

L'employé aux écritures : Appelez-moi quand même en cas de force majeure et de nécessité de service. Mais, à l'avenir, regardez où vous laissez traîner les choses...

(Après un moment d'hésitation, elle s'en va à reculons, avec prudence, sans oublier sa pelle et son balai.)

(A suivre.)

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Brève :

Chacun sa dose.

Les compulsions de relecture les plus épuisantes et les plus sévères m'accordent encore le plaisir de savourer tous les samedis matins, la page "Mon journal de la semaine" que Libé offre à un "un intellectuel, un écrivain, un artiste". Si je garde en tête le nombre inhumain de signes et d'espaces octroyés, je me régale souvent de cette actualité où la petite histoire rejoint la grande. Ainsi aujourd'hui, c'est Jean-Paul Enthoven, directeur éditorial chez Grasset et critique littéraire au "Point" qui est à la page.
Il publie pour cette "rentrée" littéraire où "sortent" quelque 700 livres "Ce que nous avons eu de meilleur".
"Bizarre,
écrit Jean-Paul Enthoven, quand on est soi-même éditeur, de publier (comme je m'y risque) un roman en pleine rentrée littéraire. Si le roman (bon ou mauvais) a du succès, l'auteur sera aussitôt suspecté de s'être facilité les choses et d'avoir égoïstement exploité ses réseaux. S'il n'en a pas, comment l'éditeur pourra-t-il continuer à occuper la place du "sujet-supposé-savoir" que ses auteurs, s'ils lui font confiance, lui demandent d'être ? Pourtant, je suis convaincu que "tous" les éditeurs devraient, de temps à autre, prendre le risque de se déguiser en écrivain afin de s'inoculer le désarroi de ceux qu'il lance, chaque automne, dans la mêlée. Publier un roman, c'est réclamer sa dose d'amour."

Lire "Libération" d'aujourd'hui, page 21.

JF

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