AGENCE (7)

L'horloger : Vous me semblez être de cette trempe de chômeurs qui se complaisent dans leurs états. Car il y en a plusieurs catégories : ceux qu'on voit, conformes, et donc qu'on forme ou qu'on essaie de former ; ceux qu'on voit pas, pas conformes, et qu'on forme quand même, ça donne bonne conscience ; et puis ceux pas conformes qu'on oublie.

L'illusionniste (Il émet un sifflement d'admiration.) : Vous auriez dû brûler les planches au lieu de remettre les pendules à l'heure. Peut-être nous serions-nous retrouvés ici, en tombant d'accord sur l'utilité de cette façade. Il n'y aurait plus eu que mademoiselle pour nous contrer.

L'horloger (Il regarde la devanture.) : Je viens de remarquer un détail : quelle est cette inscription sauvage, là, à côté de la plaque.

L'illusionniste : Les murs ont des arêtes.

L'horloger : Les murs ont des oreilles ?

L'illusionniste : Des arêtes !

L'horloger : Des arêtes ?

L'illusionniste : Des arêtes. Tous les murs ont des arêtes. (Avec le plat de la main, il "dessine" une arête de mur.)

L'horloger : Mais ils ont aussi des oreilles. (Il met sa main en cornet autour de son oreille.)

L'illusionniste : Si ces murs ont des oreilles, il faudra qu'il les aient bien peu chastes pour entendre d'aussi près autant de tiraillements et de bruissements de couvertures tirées à soi.

Mademoiselle : Les murs ont des oreilles ! Je l'avais bien dit ! Quand le rideau a bougé tout-à-l'heure... On nous écoute, on nous épie, on nous nargue... Ah ! Ils doivent bien rire, les officiants, à l'intérieur...

L'horloger : Un rendez-vous chez Freud pour mademoiselle ! Vous n'êtes jamais descendue au fond de vous-même pour voir et savoir ce qu'il y avait ? Avant d'ouvrir cette agence, il faudra, à mon avis, ouvrir votre âme et votre coeur. Si vous les aviez meublés d'amour, de présences et de rencontres, vous n'en seriez pas là, à fabuler à la moindre lecture et au moindre plissement d'étoffe. La couverture que vous tirez à vous aujourd'hui, vous auriez dû plus souvent la partager avec les autres.

Mademoiselle : Vous avez sans doute raison. Je ne connais de l'amour que le résultat, et non le fonctionnement. Mais il est des histoires qui peuplent mon imagerie et se soldent pas des échecs. Tenez, moi aussi, je vais vous raconter une histoire. J'ai un ami qui est soldat de plomb. Il est tombé amoureux d'une poupée de porcelaine. L'autre jour, je lui ai demandé comment ça allait. Il m'a dit : "Pas très bien". Il y avait eu une scène de ménage entre eux. Le soldat de plomb a dit à la poupée de porcelaine : "Casse-toi !". Et la poupée s'est cassée. Alors le petit soldat de plomb, très malheureux, a voulu en finir avec la vie. Il s'est tiré une balle dans la tête, mais il s'est raté. Il a reçu toute la charge dans l'épaule. Depuis, le soldat de plomb a de la chair dans l'aile et la poupée a retrouvé le rayon des jouets cassés. Ne cherchez pas à savoir si cette histoire est vraie ; mais cherchez plutôt à me comprendre. Pour combler le vide dont vous semblez me gratifier, dans les viscères les plus aptes à mal se remplir, les plus prompts à mal réagir, je suis venue ici voir les modèles des catalogues des tardives amours : sur leurs peaux leurs cuirs, sur leurs cuirs le poinçon du troupeau des êtres esquintés. Forts de ces constatations, qui, de mon néant affectif ou de votre déboire financier doit s'effacer, et qui doit franchir le premier cette porte ?

L'illusionniste : Et mon vide professionnel, il pourra se frayer un chemin si ça n'offusque personne ?

(A suivre.)

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A
"Poinçon du troupeau des êtres esquintés"?<br /> Pois(s)on à ...arête!
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